"Ebranlé par le succès de La Dolce Vita et le scandale qu'il provoque dans certains milieux conservateurs, Fellini commence une analyse. Le docteur Ernst Bernhard l'initie aux théories de Carl Gustab Jung et lui fait comprendre que, contrairement au freudisme qui ne voit dans le symbole onirique qu'une traduction du refoulé, l'inconscient peut aussi renfermer un riche imaginaire poétique. La lecture de Jung lui permet d'explorer le symbolisme de l'inconscient collectif et de croire que les images irrationnelles peuvent être émotionnellement envoûtantes. Le cinéaste lui-même reconnaît que grâce à Jung, il fait de son cinéma "un point de rencontre entre science et magie, rationalité et imagination". Il commence à envisager un cinéma sans ligne de démarcation entre réel et imaginaire, un cinéma en immersion dans a psyché."
(Federico Fellini - Angel Quintana - collection Grands cinéastes - Le Monde/Cahiers du cinéma, p.44)


Quand une amie bloggueuse a évoqué un film sur le cinéma, je jubilais : les exemples ne manquent pas et très souvent ce sont de grands films doublé d'un attachement personnel qui nous les rend chers et qui nous donnent singulièrement envie de les revoir. J'aurais pu évoquer l'un de mes chouchous, Bergman, ou un peu de Woody Allen, voire me revoir une énième fois cet immense fou rire qui met dans la joie et la bonne humeur, Singing in the rain (qui aborde d'ailleurs en chanson et en malice le passage du cinéma muet au parlant). Et puis je me suis replié sur un autre de mes cinéastes favoris, Federico Fellini avec son immense chef d'oeuvre 8 et demi (dont je n'avais encore jusqu'ici jamais vraiment parlé. Il fallait corriger ça).


Dans l'Histoire du cinéma comme la carrière de son auteur (qui aborde véritablement un tournant à partir de 8 et demi face à l'apogée néo-réalistique qu'était La dolce Vita --autre chef d'oeuvre), 8 et demi est une oeuvre de cinéma qui révolutionne le rapport du spectateur aux images, de même qu'à la même époque Persona de Bergman, L'année dernière à Marienbad de Resnais, la trilogie existentialiste d'Antonioni (soit L'Avventura, La notte et L'éclipse). Chacune de ces oeuvres ont en commun de repenser le récit non plus dans sa linéarité mais en partant soit de plusieurs points recomposés selon un fragile fil rouge (Marienbad), soit selon la psychée et l'intériorité de leurs personnages (d'où les symboles forts en ouverture et fermeture de Persona, sa mise en abîme du théâtre et du cinéma, sa fissure en plein milieu de film quand l'oeuvre qu'on voit décroche d'un coup et brûle sous le projecteur imaginaire qui la déploie; sans oublier Guido -- Marcello Mastroianni-- en alter-égo de Fellini qui va déverser littéralement ici son passé, ses souvenirs et ses visions dans la réalité pour se ressourcer et survivre à un film auquel il ne pourra survivre), soit dans la durée du temps (L'avventura étire son récit pour nous faire oublier la disparition du protagoniste principal, La notte se concentre essentiellement sur cette fameuse nuit où tout bascule, quand à L'eclipse, sa fin est comme en train de nous faire plonger dans un monde parallèle en mettant en exergue des lieux connus des personnages principaux, mais sans eux, comme si on filmait à un autre moment, un autre temps). Et ne parlons pas de La Jetée qui en 30 mn d'images et photos fixes et l'animation d'un seul plan arrive à délivrer un hommage incroyable au cinéma (et Hitchcock).


Un autre point commun de tous ces films d'ailleurs c'est qu'on finit littéralement la séance abasourdis généralement la première fois qu'on en voit un, pour pousser un "Wouah, what the fuck I've seen ?" :)


On peut penser que tous ces films qui se veulent autant d'expériences cinématographiques peuvent rebuter d'emblée sous le prestige qui les orne, il n'en est rien. A tous ceux qui auraient peur de se lancer, je ne pourrais fournir que ce judicieux conseil : laissez vous porter par les images, les sons, le sens caché qui les enrobe tous. On aura tout notre temps après pour jaser, gloser, philosopher, décortiquer, que ne sais-je (et il y a de quoi faire). Et 8 et demi est ici l'exemple parfait du film où il faut accepter le voyage (mais c'est une constante de Fellini aussi cela dit).


De quoi parle 8 et demi ? Et d'abord c'est quoi ce titre étrange qui ne représente même pas un chiffre complet ? Peu après être sorti de La dolce vita, Fellini traverse une profonde crise existentielle et se remet tellement en cause qu'il envisage d'écrire une lettre à son producteur afin d'arrêter le cinéma. Il en est là de ses tergiversations, déprimé et morose, qu'il est invité à participer à une petite fête avec des membres de l'équipe. L'idée de son prochain film, floue mais alors embryonnaire va lui traverser l'esprit : un cinéaste (comme lui peut l'être) qui s'interroge sur un film qu'il n'arrive pas à faire, pressé de toutes parts, autant par des acteurs et techniciens que son épouse, voire sa maîtresse, les souvenirs, rêves et pensées devenant autant de visions à même d'émerveiller ou d'apporter le réconfort que la réalité ne peut donner.


Ce cinéaste alter-égo, Fellini n'a pas à chercher bien loin, il le trouve en Marcello Mastroianni. Un Mastroianni qui va alors calquer son jeu et comportement sur celui de Fellini. Le plus surprenant contrairement à ce qu'on pourrait croire, est que 8 et demi n'est pas un film sur le cinéma comme on peut le voir ou le penser souvent (tiens, premier exemple qui me vient à l'esprit, La nuit américaine --que j'aime beaucoup d'ailleurs-- ou ça tourne à Manhattan) dans le sens où l'on assisterait à un tournage de l'intérieur et en direct avec les aléas de joies et peines que ça comporte.


Non, ici, le cinéma se situe en amont, dans le processus créatif et ses choix qui détermineront l'oeuvre à venir. Ce sont les photos d'actrices et d'acteurs qui jouxtent le lit de GuidoMarcelloFellini et son bureau, ces décors de maquettes SF sur papier entrevues dans la chambre de son chef décorateur, puis, plus tard dans des reproductions 3D à l'air libre, près du gigantesque échaffaudage. Ou bien cette séance de rush qui se conclut sur une dispute irréversible entre Luisa, sa femme (Anouk Aimée, sublime) et où Guido fait dire à une actrice tout ce qu'il reproche et espère en même temps à son couple sans avoir le courage de le dire dans la réalité. Séance où Fellini avec malice alterne un gag où Guido imagine un court instant un critique redondant se faire pendre en direct, mais ce n'est malheureusement qu'une pensée furtive... Et complice de tous ce que les réalisateurs du monde entiers doivent parfois subir vis à vis des critiques et journalistes.


D'ailleurs Fellini n'est pas fou, le personnage du critique-écrivain convoqué en amont pour s'occuper du scénario du film à venir qui tout le long, adresera critiques et reproches constants au cinéaste n'est qu'une manière de placer un garde-fou entre ce film et les autres films du maestro. Car Fellini sait qu'il est attendu au tournant, or quoi de plus fascinant qu'un film qui désamorce consciemment toutes les critiques qu'on peut lui faire en les mettant dans la bouche d'un personnage pour mieux les contourner et dire d'une certaine manière au public d'accepter ce qu'il voit. Oui le cinéma et les êtres sont faillibles. Oui, on essaye de faire des oeuvres qui portent en elles leur part d'humanité, mais parfois aussi on échoue. De nos jours on appliquerait tous plein de procédés métas qui trouvent leurs sources ici dans ces oeuvres des 60's (on pense à un personnage qui jouerait avec le spectateur mais qui ne reprendrait que l'apostrophage de celui-ci comme le faisait déjà Bebel, pince-sans-rire, dans A bout de souffle) mais à ce stade, en 1963, le tout était fait sans cynisme, avec la volonté de proposer quelque chose qui ne soit pas qu'amusement (et burger de pellicules autoréférencées actuelles) mais qui interroge, fasse réfléchir, remette en cause même sa propre existence. C'est le pouvoir du cinéma, de ce film, de plein de films.


Et en marge du cinéma et des personnages à créer, il y a les rêves et souvenirs qui peuvent aussi réchauffer ou donner à s'interroger, voire recréer des personnages issus de ses rêves. C'est la séquence de la formule magique d'Asa Nisi Masa qui fait remonter à l'enfance, en un temps où les familles nombreuses sont bordées dans d'immenses lits et veillées à la bougie. A contrario ce film étouffant qui n'avance pas crée le cauchemar étrange de l'embouteillage du début.


Et avec ce film, Fellini se penche sur les multiples personnages féminins qui émaillaient déjà sa filmographie mais se multiplieront encore plus par la suite jusqu'à l'hommage ambigü, drôle et grinçant de La cité des femmes où femmes comme hommes en prennent chacun plein la tronche. Ici, chaque femme du film renvoie à une constituante de l'image féminine vue du côté de Guido (Fellini essaiera ensuite dans Juliette des esprits d'aborder le point de vue féminin), mâle basique des 60's. D'où la séquence drôle et grotesque du harem (et totalement absurde) qui les voient toutes réunies à travers le temps et les souvenirs dans un lieu n'existant qu'au fond des pensées du cinéaste, bien moins machiste qu'on veut le croire (les personnages féminins se rebellent d'ailleurs ouvertement contre leur créateur) car ici elles ne sont que concepts et non réalité, même si elles tentent de reprendre le dessus sur la conscience torturée qui les garde dans la cage dorée mais inoffensive du souvenir.


On ne les citera pas forcément toutes mais une poignée qu'on retrouvera de films en films sous d'autres visages et d'autres noms. Il y a La saraghina, archétype même de la pulsion sexuelle et libidinale primaire avec ses hanches, ses fesses et ses seins énormes (voir aussi dans Amarcord, la buraliste imposante ou dans La cité des femmes, la prostituée qui initiera le jeune adolescent à la découverte du sexe). Il y a la maternelle tendre et sensuelle (Sandra Milo qui joue ici Carla, sa maîtresse), la répressive (l'épouse délaissée qu'on ne peut qu'accepter après avoir vu les frasques de son mari cinéaste. D'ailleurs même s'il reste tendre avec Guido, on voit que Fellini, sans juger ni être complaisant, se range probablement plus du côté de l'épouse trompée), celle qui est inaccessible et presque trop parfaite (Claudia Cardinale, vision de rêve incroyable qui ne prendra corps que pour livrer une désillusion au réalisateur, comme si le rêve ne pouvait qu'être illusion constamment terrassée par la réalité), l'artiste et intellectuelle dans son monde (géniale Barbara Steele qui traverse le film comme une diva gothique échouée dans un autre monde comme Nico dans La dolce vita d'une certaine manière), la bonne copine confidente et neutre (Rossella) et j'en passe, j'en passe...


Le film est si riche qu'on pourrait le décortiquer sans fin... Au fait et ce titre alors ? Eh bien à ce stade de sa carrière, Fellini avait déjà livré 7 long-métrages et une co-réalisation (Les feux du music-hall en 1950 avec Alberto Lattuada), donc un demi film. C'est donc son huitième film... et demi. Le fait de livrer un chiffre en lui-même plutôt qu'un titre a fonction d'interpeller, d'interroger et de pointer bien sûr le doigt sur la carrière cinématographique qui ici, prend un tournant à 180°. Il y a un avant et un après 8 et demi dans la filmographie du cinéaste. Si auparavant, il décrivait un monde réaliste encore e proie à la misère de l'après-guerre comme une bonne partie de ces confrères italiens de cette époque, à partir d'ici il s'élève dans des dimensions réflexives et oniriques dont il ne ressortira plus, pour le plus grand bonheur de ceux qui aiment ses oeuvres.

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le 17 oct. 2015

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Nio_Lynes

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