Kalopani disait dans sa critique sur Eureka que certains films ne se regardent pas, mais se vivent. Il était une fois en Anatolie en fait partie.


Entrer dans ce film se fait comme dans un roman d’ampleur : avec modestie, dans la durée, les sens en éveil. La première séquence nous invite à progressivement deviner ce que cache une fenêtre opaque et crasseuse, avant d’offrir en plan large la vision d’une boutique de nuit dans un plan sublime qu’on croirait peint par Hopper.
La suite du récit se fera en permanence sur cette double dynamique : celle d’une lenteur narrative plus ou moins elliptique, associée à la contemplation iconique des paysages, voire la contemplation du défilement du temps lui-même.
Il s’agit pour cette équipée policière de trouver un corps enterré quelque part à la va-vite par des pauvres types apparemment ivres le soir de l’échauffourée. L’intrigue est celle d’un retour sur les lieux, d’une recherche pour exhumer et rendre sa dignité à un cadavre. Ce motif irradie d’ailleurs tous les récits secondaires. Partout, la mort : dans les demandes de construction de nouvelles morgue, que ce soit dans le village étape ou l’hôpital final ; dans la confession du procureur qui veut comprendre celle annoncée par une femme (probablement la sienne, sans qu’il ose l’avouer) 5 mois avant qu’elle n’arrive. Le film est donc celui d’une intégration des morts chez les vivants, notamment par l’obsession des rapports et de la dictée des faits.
Pour ce faire, nul pathos : c’est le quotidien qui prime. Non sans humour, Ceylan filme ses comparses tout au long de cette nuit blanche qui se déroule le plus souvent en temps réel. L’attente génère les conversations les plus triviales, sur le yaourt de buffle et les heures supplémentaires, et la fatigue occasionne des vannes aussi surprenantes que séduisantes où l’on évoque la ressemblance du commissaire avec Clark Gable.
Avec un sens du détail phénoménal, une caractérisation très subtile, et des comédiens hors pair, Ceylan nous rend rapidement complice de ses personnages. Nous sommes dans leur voiture, nous vivons la même temporalité qu’eux.
Cette familiarité va permettre de déployer avec une intensité saisissante les instants qui feront se figer encore plus le temps, épiphanies épisodiques fondées sur un rien qui soudain irradie de grâce une nuit de latence. Ce sont des feuilles mortes qui tournoient sous la lumière des phares, une pomme qui chute d’un arbre et roule dans un ruisseau, ou une jeune fille éclairée par une bougie, dans un clair-obscur à la Delatour qui sidère toute l’assemblée.
Long, expérience du temps et de l’attente, Il était une fois en Anatolie est une réussite sur tous les plans : sa rigueur plastique est toujours au service d’une humanité qu’elle dépeint avec empathie, sa lenteur prépare avec pertinence les saillies de beauté, son récit de morts n’est qu’un prélude à l’appréhension d’une vie qui ne cesse jamais d’irradier l’espace.

Sergent_Pepper
8
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Plastique et formaliste, Fuite du temps, Mélange des genres, Philosophie et Road Movie

Créée

le 16 juin 2014

Critique lue 2.6K fois

63 j'aime

16 commentaires

Sergent_Pepper

Écrit par

Critique lue 2.6K fois

63
16

D'autres avis sur Il était une fois en Anatolie

Il était une fois en Anatolie
SanFelice
9

Promenades aux phares

Deux frères, Kenan et Ramozan, qui ont avoué un assassinat, conduisent des policiers, un médecin légiste et un procureur, à travers les splendides paysages de l'Anatolie, à la recherche du corps. Un...

le 29 mai 2013

48 j'aime

7

Il était une fois en Anatolie
arnanue
8

Critique de Il était une fois en Anatolie par arnanue

« Il était une fois en Anatolie », comme son titre le laisse suggérer ressemble bien à un conte. Divisé en deux parties, la nuit et le jour, le film nous laisse tenter de dénouer avec ses...

le 13 nov. 2011

20 j'aime

1

Il était une fois en Anatolie
Moizi
8

Il était une fois la beauté

Après avoir aimé Winter Sleep et adoré les Climats je regarde Il était une fois en Anatolie que j'avais boudé à sa sortie car j'avais détesté Trois Singes. Et j'ai eu tort, c'était très bien. C'est...

le 20 juin 2018

16 j'aime

Du même critique

Lucy
Sergent_Pepper
1

Les arcanes du blockbuster, chapitre 12.

Cantine d’EuropaCorp, dans la file le long du buffet à volonté. Et donc, il prend sa bagnole, se venge et les descend tous. - D’accord, Luc. Je lance la production. On a de toute façon l’accord...

le 6 déc. 2014

765 j'aime

104

Once Upon a Time... in Hollywood
Sergent_Pepper
9

To leave and try in L.A.

Il y a là un savoureux paradoxe : le film le plus attendu de l’année, pierre angulaire de la production 2019 et climax du dernier Festival de Cannes, est un chant nostalgique d’une singulière...

le 14 août 2019

700 j'aime

50

Her
Sergent_Pepper
8

Vestiges de l’amour

La lumière qui baigne la majorité des plans de Her est rassurante. Les intérieurs sont clairs, les dégagements spacieux. Les écrans vastes et discrets, intégrés dans un mobilier pastel. Plus de...

le 30 mars 2014

615 j'aime

53