C’est une chanson que je joue très tard la nuit, dans ma tête ou bien sur le piano. Souvent quand il fait chaud. Ça me rappelle l’Inde que j’ai imaginée. Je ferme les yeux pour jouer sur mon piano, jouer India Song. Parfois je chante aussi. Ensuite c’est comme un rêve.


Le plus doux des rêves. C’est un lent bonheur qui déferle dans mes veines reposées. Puis apparaît Anne-Marie Stretter. Je crois que je ne sais pas le dire, mais je prononce son nom avec un A; Stratter. Ce n’est pas comme ça que Duras le disait, mais pour moi, c’est comme ça qu’Anne-Marie Stretter m’appartient un peu. Anne-Marie Stretter c’est Delphine Seyrig. Delphine, c’est Anne-Marie. Une femme d’une langueur sensuelle, d’un magnétisme intimidant. Pendant que mes doigts s’envolent sur le piano, Anne-Marie Stretter, elle, danse. Et il me semble qu’elle danse comme ceci, dans les bras des hommes, depuis des siècles. Ce sont des valses, non, ce ne sont pas des valses. Ce sont des étreintes mouvantes silencieuses. La robe rouge d’Anne-Marie Stretter ondule et les bougies font briller sa peau blanche. Elle regarde l’homme dans les yeux, elle rapproche sa peau de la sienne. Ils se sont arrêtés de danser. Anne-Marie Stretter l’enserre, et lui il ne bouge pas. Enfin, il pose ses mains sur le dos nu d’Anne-Marie Stretter, sa tête s’appuie sur sa chevelure rousse.
Assise devant ce piano je murmure India Song, derrière moi c’est le vice-consul et sa tristesse millénaire. Plus loin, le silence brumeux d’Anne-Marie Stretter résonne à travers la salle du bal. J’entends les entrailles de ces hommes qui désirent la posséder. Faire l’amour à ce corps, à cette femme secrète. Pouvoir caresser ses seins et ses hanches, embrasser ses yeux et sa bouche. Et moi je suis comme ces hommes à vouloir me noyer, me blottir en elle, puis mourir de voir son visage dans un cri muet de plaisir.


On dit que le vice-consul ne veut pas quitter la demeure, on dit qu’il ne survivra pas aux moussons sans la tendresse d’Anne-Marie Stretter. Peut-être n’aurait-il pas su faire l’amour à cette femme. En fait, elle a su qu’il ne saurait jamais l’aimer comme elle aime qu’on l’aime. Anne-Marie Stretter aime en silence. Le silence des regards, des baisers et de la chaleur de l’Inde. Maintenant elle est allongée, à moitié nue sur le sol et les hommes l’admirent religieusement.


Pendant que l’encens se consume, le vice-consul et moi nous nous regardons mais nous ne parlons pas. Les mots, les mots à Calcutta, pour Anne-Marie Stretter sont inutiles. C’est l’atmosphère qui parle et qui fait taire les voix. Il n’y a que le vice-consul qui hurlera, bientôt, en errant comme un mort dans les jardins. Et bientôt c’est le jour. On voit déjà le ciel clair se refléter sur les cheveux d’Anne-Marie Stretter qui s’est assise sur un canapé brun. Elle respire, un sourire doux. On dit qu’elle se tuera bientôt, hélas.


Alors je me réveille du rêve. L’Inde et sa chaleur se sont évaporées. Mes mains exécutent machinalement India Song, pourtant la musique s’est tue depuis une année entière. Les touches du piano sont abîmées et mes doigts meurtris. Depuis une année, je suis hantée par Anne-Marie Stretter. Divinement mystérieuse, c'est une grande Déesse. J’ai épuisé India Song sous toutes ses formes artistiques. Mais dans ma tête, toujours ces silences, ces danses et ces caresses. India Song, Anne-Marie Stretter, sa mélodie, ses mots et ses images m’ont empoisonnée. Pourtant c’est bien plus délicieux qu’une addiction, c’est une bénédiction.

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le 18 juil. 2019

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Lulisheva

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