Le plaisir et l’esprit montent comme des bulles de champagne

Chef-d'œuvre d'humour et de finesse, The Philadelphia story porte tellement haut les couleurs de la comédie américaine, qu'il serait presque déplacé de vouloir l'enfermer dans l'étroit carcan que constitue la comédie du remariage. On a beau y parler de fiançailles et de séparation, de couples qui se défont afin de mieux se retrouver, la comédie signée de l'esthète Cukor semble s'élever inexorablement au-dessus de la mêlée, joignant la force de frappe du burlesque à la subtile ironie de la comédie sophistiquée, chère au maître Lubitsch... On rit, on déguste, on savoure, ces échanges relevés, ces dialogues ciselés, ces improbables quiproquos et ce rythme endiablé qui n'en finit plus de faire vaciller les sacro-saintes postures... Car c'est bien là où se situe la grande réussite du film, dans sa capacité à transgresser les genres, à ébranler l'ordre établi, non pas pour le faire exploser mais pour en extraire son infime vérité. Le gag sert une vision amère de la société, la farce met à nu les sensibilités, quant aux clichés, une fois moqués, ils finissent par laisser entrevoir le vrai visage des hommes et surtout de la femme, troublante d'humanité.


Cette dernière, au cœur de toutes les attentions, ne pouvait-être interprétée que par Katharine Hepburn. Jugée sans ménagement par un monde médiatique qui ne se lasse pas de lui coller des étiquettes sur dos (hautaine, poison du box-office), elle va trouver en Tracy Lord un rôle à sa démesure, un rôle qui lui ressemble. Cette confusion initiale, entre fiction et réalité, va être habilement entretenue par Cukor qui va prendre un malin plaisir à jouer avec les archétypes ; les rendant, tour à tour, pitoyables, insaisissables, fragiles et finalement désespérément humains. L'intime se révèle, l'émoi succède aux éclats de rire, la comédie alors, avec beaucoup de malice, vient de toucher à son but.


Pour y parvenir, notre homme nous invites tout d'abord à rire de cette société qui se veut si sérieuse, si profonde et moraliste, alors que pour elle ne compte que le culte des apparences.


La satire se fait alors sociale et gentiment mordante : dès le préambule, dépourvu de tout dialogue, c'est le burlesque qui s'exprime sur l'état de la haute bourgeoisie ricaine : isolés du commun des mortels par les hauts murs ou les dorures, les nantis se bouffent le nez, se bousculent ou fond voler les clubs de golf. À l'impassibilité de Tracy, digne comme son rang l'exige, répond le coup de sang de Dexter, bourgeois mais humain avant tout. Le ton est donné, le verbe peut apparaître afin d'éroder les clichés et faire descendre de son piédestal la divine vestale.


Mais plutôt que de s'adonner à la caricature facile, Cukor préfère se moquer avant tout des représentations qu'une classe sociale peut se faire sur l'autre. Ainsi, en adoptant le regard des chasseurs de scoops, on découvre une vision tronquée de cette haute société forcément snob et guindée. Et lorsque l'on change de point de vue, c'est pour observer une basse classe à la moralité douteuse... C'est là où se loge toute la finesse de The Philadelphia story, dans sa capacité à nous faire rire de nous-même plutôt que de se moquer des autres. Le petit jeu des quiproquos, pour lequel personne n'est vraiment dupe, ne fait que mettre joliment en relief ces représentations pour le moins risible : on s'amuse ainsi du spectacle offert par Tracy lorsqu'elle surjoue ouvertement son côté snob (voix haut perchée, maniérisme exagéré...), tout comme on rit des pauvres reporters lorsqu'ils sont victimes à leur tour des préjugés (avec ce majordome qui monte la garde près de l'argenterie). Ainsi, au fil des échanges mordants et des saillies cinglantes, les archétypes vont s'éroder et les portraits se nuancer : le journaliste avide de sensations va s’avérer être un poète sensible, notre psychorigide un cœur à prendre, et la famille bourgeoise une belle bande de fantaisistes !


Une fois le jeu des postures dénoncé, Cukor peut s'atteler au but premier de sa démarche, révéler la vraie nature des êtres, la vraie Tracy Lord, la véritable Katharine Hepburn.


Les différentes séquences sont délicatement composées afin de mettre en avant les acteurs, l'actrice, la femme : le sens du cadrage, le jeu sur les luminosités et la fluidité avec laquelle les scènes se répondent servent aussi bien l'intrigue que les interprètes. On savoure alors cette douce rythmique qui s'échappe inexorablement de la mise en scène, cette petite mélodie entêtante qui accompagne la délicate valse des comédiens sur le devant de la scène. Cary Grant, James Stewart et Hepburn brillent tour à tour par leur finesse et leur complémentarité : Grant, le "bourgeois", laisse poindre l'émotion sous le détachement apparent, quant à Stewart, il est l'homme du peuple dans toute sa splendeur. En oscillant constamment entre les deux, en faisant du choix de son cœur un mystère, Hepburn ne se contente pas de donner une épaisseur à personnage, elle révèle aux yeux de tous ses talents d'actrice : drame ou comédie, burlesque ou sensible, tout lui va à ravir !


Les vraies personnalités n'ont plus qu'à exploser à l'écran, dans une ambiance où la confusion s'installe, où la vérité du jour n'est plus celle de la nuit, où l'on ne sait plus vraiment si on doit rire ou pleurer, où les paroles finissent par mettre à jour ce qui était, jusqu'alors, dissimulé : on bafouille ou on ricane, on est pris de hoquet ou de préoccupation orthographique, lorsque la voix du cœur commence à se faire entendre. L'alcool aide alors à délier les langues, comme la piscine fait tomber les attributs des classes sociales. Tous identiques, "nus" sous la lune à chanter Over the rainbow, les personnages révèlent enfin leur vrai visage. Mais la magie s'efface au lever du jour, chacun ayant repris soigneusement la place attribuée par la société : le pauvre est toujours pauvre, le riche est toujours riche... la seule chose qui diffère, c'est le regard que l'on porte sur l'autre : ce n'est plus la caricature que l'on voit, mais l'humain que l'on remarque. L'ultime "cliché", qui clôt élégamment le film, ne fait que nous le rappeler.

Créée

le 4 mars 2022

Critique lue 72 fois

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Procol Harum

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