J'ai d'abord évidemment pensé à L'Homme qui rit de Victor Hugo. C'est là qu'ont puisé les créateurs originaux du Joker et le film. Et pour cause : un homme, comédien, qui rit comme un animal, qui vit dans la misère, qui est le fils bâtard d'un aristocrate...



Je représente l'humanité telle que ses maîtres l'ont faite. L'homme est un mutilé. Ce qu'on m'a fait, on l'a fait au genre humain. On lui a déformé le droit, la justice, la vérité, la raison, l'intelligence, comme à moi les yeux, les narines et les oreilles ; comme à moi, on lui a mis au cœur un cloaque de colère et de douleur, et sur la face un masque de contentement.



C'est en ces mots que le personnage principal de l'oeuvre de Hugo se décrit. Tout était dit du Joker, du moins je le croyais, car après le visionnage du film, j'ai pensé énormément à Camus. Le Joker c'est Meursault. Son existence, absurde et misérable, ne trouve de sens que dans le meurtre et la sédition. Il est libre par le désordre qu'il produit. Il poursuit sa propre logique qui échappe à la justice des hommes. Même sa mère, lorsqu'il découvre qu'elle n'est que sa mère adoptive, bien qu'il n'en soit pas sûr, il la rejette et la tue. Pour Camus, il n'y a qu'une issue à cette destinée morne, la révolte. Mais une révolte non politique, une révolte pure, une révolte éthérée, celle de vouloir juste vivre. C'est ce que dit le Joker à la fin du film : "qui suivrait un clown ?" Il ne se prétend ni leader ni meneur. Ce qui l'intéresse c'est le chaos, pour le simple plaisir de se sentir vivant, d'être, enfin.


Il y avait à côté de moi dans la salle deux gamines qui croyaient sûrement voir un film hollywoodien classique et qui bavassaient copieusement. Jusqu'à ce que le film révèle sa véritable nature, violente. Dès le début, où le personnage joué par Joaquin Phoenix (hallucinant de folie, quel acteur !) se fait agresser par une bande d'adolescents dans une impasse sordide, les deux filles se sont définitivement tues ou presque. La mise en place d'une violence froide, terrifiante, qui tranchera sans cesse la farce loufoque et le drame social. Le film n'est pas drôle, pas plus que son personnage, qui aimerait l'être, mais dont la bipolarité cache un désordre mental terrifiant. Cela se caractérise par un rire, un rire effrayant. Tout l'inverse de celui de Mozart dans Amadeus, un rire avec lequel Phoenix joue, si bien qu'on ne sait plus s'il s'agit d'un rire ou de sanglots. Même à la fin, il résonne dans le générique comme un funeste plaidoyer pour le chaos.


La violence frappe plusieurs fois dans le film, à des moments terribles : une tuerie dans le métro, le meurtre d'un collègue, le meurtre d'une mère, le meurtre de policiers, d'un présentateur phare de la télévision... Grimé en blanc, on croirait que le Joker joue à Orange Mécanique, dans une spirale de violence grandissante. On a des scènes sidérantes : le Joker qui fait le clown dans un hôpital pour faire rire les enfants cancéreux et qui fait tomber son pistolet devant eux, la scène de stand-up, extrêmement gênante, la scène sur le plateau de télévision, honteuse. On ressent de la gêne, de la honte, de l'indignité. Le Joker n'est qu'un bouffon pour amuser la galerie, un clown triste, minable, qui vit de petits boulots sans intérêt et qui rêve de grandeur comme un enfant. C'est ça que le film montre, l'humiliation quotidienne, la méchanceté, le mépris d'un monde envers des inadaptés au système. Plusieurs fois le spectateur est gêné, pris à parti. Les rires exagérés et psychotiques du Joker finissent par glacer, son comportement devant la foule aussi ; ses actes insensés dérangent et irritent en permanence. J'étais presque mal à l'aise sur mon siège. Ça fait du bien, quelque part, qu'Hollywood se révolte comme ça. On aimerait s'attacher au Joker, mais on ne le peut pas. Le Joker est Meursault, il est l'étranger. Il pourrait être aussi un meurtrier du type Roberto Zucco, le fou, un garçon psychopathique et serial killer célèbre.


On aurait tort de lire comme on a pu le lire, ça et là, que ce film est pro Gilets Jaunes, à moins de considérer que les gilets jaunes soient des assassins et des malades mentaux. De plus, le Joker n'a rien à perdre d'où ses crimes. Les Gilets jaunes ont beaucoup à perdre et c'est pour ça qu'ils se battent. C'est toute la différence. De même, ce n'est pas un film pro-violence ou révolution. On n'a pas besoin d'être surdiplomé pour être répugné par les meurtres gratuits du personnage principal. Certains semblent exulter devant le caractère révolté et ultra violent du film, presque avec malfaisance. Le film n'est pas politicien, parce qu'il ne prend pas parti. C'est en cela qu'il dérange certains en France, qui voudraient absolument voir leurs petites cases militantes coller au film. Mais voilà, si on adhère au Joker on adhère au meurtre. Si on adhère au bourgeois qui le conspue, on est un salaud. Le film nous met en porte à faux, nous désarme, exactement comme le personnage de Meursault dans Camus. Celui-ci tue un arabe sur une plage, et on le défend quand même face à la justice inique des hommes qui lui reproche de ne pas aimer sa mère. On réfléchit un instant, et on se dit que c'est quand même un meurtrier et qu'il mérite son sort. Mais quand on y pense encore, on se dit que le salaud de l'histoire est peut-être le lecteur complaisant que nous avons été, avec le meurtrier comme avec ses bourreaux. Le Joker ne dit rien de plus : il n'a pas de projet au chaos qu'il sème. Il est le chaos, et nous tend un miroir depuis lequel nous contemplons l'injustice du monde. Et la mise en scène dans le show final à la télévision, devant laquelle les spectateurs jubilent, montre que la vraie critique est là. Le procès médiatique du film est le pendant du procès de Meursault par les juges. Et nous, nous en sommes les témoins et peut-être les complices, les complices de la lutte des classes. Comment ne pas penser alors à ce qu'en a dit Debors dans La Société du spectacle ?


Il y aurait énormément à dire de la mise en scène brillante, comme les gros plans troublants sur le visage de Phoenix, les zooms sur son corps rachitique, malingre, laid, ces rires gutturaux interminables qu'il tente de retenir, une promiscuité rance avec sa mère qui serait presque incestueuse, des scènes ambivalentes à plusieurs grilles de lecture (l'illusion, les masques, le spectacle sont des grandes thématiques du film qui passent par le plateau de télévision, le poste de télévision, le spectacle, les costumes...). La scène de danse dans l'escalier est déjà iconique : suite à un meurtre terrible, le Joker est né. Sa descente de l'escalier est sa propre descente aux enfers, contrastant avec l'image du début du film où il monte les escaliers alors qu'il tente de sortir de l'eau. Outre les différentes grilles de lecture, on trouve des aussi des grilles, des barreaux au sens propre, un peu partout, jusque dans l'immeuble du Joker, comme s'il s'agissait d'une prison. Beaucoup de scènes se passent dans la noirceur et des pièces étroites, dérangeant vase clos. La ville est sale, crasseuse et hostile. Les gens sont déshumanisés. Ainsi, les meurtres du Joker sont vus par les classes populaires comme légitimes parce que détachés de toute humanité. Le pacte social est rompu, les digues de la morale aussi.


Alors oui il y a bien une dénonciation des injustices, une dénonciation évidente, presque banale, en tout cas connue : au fond, on ne parle que des bourgeois assassinés dans le métro, ou des élections ou même des stars de la télévision. Jamais on n’en parle des pauvres, des miséreux dans les médias. Lorsque les journaux évoquent les révoltes, les émeutes, on en parle comme le fait de séditieux, voire de criminels. Wayne, le père de Bruce, le futur Batman, ne mâche pas ses mots sur le crime du métro et sur la violence. L'image de la famille parfaite Wayne, d'ailleurs, en sort égratignée. Il promet des changements et personne ne le croit, sauf la mère du Joker. Mais la mère du Joker est folle, son avis, dans cette société convenue, qui aime les choses confortables, ne compte pas. On n’a jamais aimé les excentriques, les marginaux, les souffrants. Autrefois on les enfermait tous ensemble dans les hospices. Aujourd'hui dans les asiles. Mais on finit même par les fermer. Les fous se baladent dans la rue, armes au poing…et on espère que ça va passer. Moins de médicaments, moins de suivi médical et donc une inexorable chute. La mère écrit des lettres à Wayne, persuadée qu'il est le père de son fils, mais cela n'est peut-être pas vrai, on l'ignore, elle se berce d'illusions, et nous aussi nous sommes sans repère, à cause d'une mise en scène elliptique faite de faux semblants, faux semblants qui témoignent de la folie du personnage principal et de ses pathologies psychotiques. Il s'imagine une histoire avec sa voisine, il n'en est rien. Ou peut-être que si, on n'en sait rien. Il s'imagine congratulé par le présentateur télé qu'il adore, incarné par De Niro, il n'en est rien, on peut-être que si, on en sait rien. À la fin, il le tue, cela apparait plus sûr, mais les motivations sont sans cesse troubles. En ce sens, oui, le film parle de la société, mais il ne propose pas de solutions. Il ne présente qu'une impasse, celle d'une violence pure, brutale, éthérée, sans oublier la question du port d'armes aux USA, qui provoque de tels massacres. Cette violence pure, ça dérange des spectateurs, qui voudraient trouver absolument un coupable. Mais y en a-t-il ? La vengeance du Joker qui tue gratuitement des hommes dans le métro, la mort des parents de Bruce Wayne, en parallèle, par un des fans du Joker qui laisse un gamin orphelin, est-ce justifié ? Il n'y a pas de justifications au meurtre. Les cartésiens n'aiment pas ce dilemme non résolu. Faut-il haïr le bourgeois méprisant, mais innocent, ou aduler le pauvre malheureux, mais assassin ? Celui qui choisit devrait relire Camus et s'acheter un miroir.


On ne peut comprendre le Joker que si l'on comprend le moteur de l'existence. Il ne réside pas dans la possession matérielle. On peut être dépressif et riche, heureux et pauvre, étrangement. Nombre de documentaires en Syrie montrent des enfants qui rient, jouent et s'amusent, malgré la pauvreté la plus extrême et la guerre, parce qu'ils ont un peu d'amour, un minimum de considération. À la question : êtes-vous heureux, ils répondent étrangement oui. Le Joker lui n'existe pas, parce qu'il n'a pas de raison d'existence, il n'a pas d'ami, pas de parents - ou si peu, pas de boulot. Rien ne fait sens. Et comme il n'a rien, il n'a pas de dignité. Et sans dignité il n'y a pas d'humanité. Voilà pourquoi naissent les révolutions, plus que pour une bouchée de pain, c'est pour s'affirmer, pour vivre. Tuer pour le Joker c'est retrouver sa dignité. Rien de plus. Rien de moins.


Les allusions à l'univers de Batman sont presque de trop. Le chassé croisé avec Bruce, son père et le Joker est un peu trop tiré par les cheveux selon moi - et on se rend compte à quel point Bruce Wayne est un personnage lisse - mais le film, ambivalent, jette le trouble sur la réalité de ces entrevues. Le Joker se figure des scènes qui ne se sont peut-être jamais produites. Le film d'une manière générale n'a pas besoin de Batman pour exister. On voit mal comment ce maigrichon meurtrier d'ailleurs pourrait être un vrai antagoniste à Bruce Wayne.


L'ambivalence, l'illusion sont autant de thèmes qui répondent au fond du film d'ailleurs : le film ne tranche pas dans sa critique politique. Il montre. Il ne donne pas de clés, pas plus qu'il ne démêle le vrai du faux dans les scènes. Le Joker vit-il ou s'invente-t-il une vie ? Comme Meursault il n’a pas la perception identique à la nôtre sur ses actes : la mort de sa mère est une libération, le meurtre également. Il n’y a rien de commun et tout est étranger à nos conventions. Pourtant, je ne parle que du Joker, comme s’il ne s’agissait que d’un archétype. Jamais je ne cite son prénom, parce qu’au fond c’est secondaire. Le Joker est un symbole, il est universel, l’image universelle de l’étrangeté, de la dissidence.


Le Joker ne peut exister que parce que le monde est d'une incroyable violence, d'une absurde violence même. Il ne peut plus prendre ses médicaments, il ne peut plus être suivi psychologiquement, parce qu'il y a des coupes budgétaires qui servent aux plus fortunés à se mettre un peu plus à l'abri. La lutte des classes est visible, comme une cicatrice sur un visage. On aime le Joker d'abord, on le déteste ensuite, et puis on finit par se détester. Le Joker fait écho à une part monstrueuse de nous. Le film à ce titre permet une catharsis, un défoulement de nos colères et envies refoulées. Il fait ce qu'on se permettrait pas, heureusement. On désespère de voir que lui n'a aucune barrière. On se dit qu'on aurait pu le sauver avec un système de sécurité sociale plus performant que celui de Gotham - et donc de l'Amérique -, mais peut-être que non, peut-être est-il simplement fou, et dans ce cas on aurait pu épargner des vies avec un système psychiatrique et sécuritaire plus performant, sans résultats garantis. Il y a une contingence, un arbitraire, une absurdité dans l'acte de tuer. Le Joker est l'Étranger. Le Joker est Meursault.


Relisez Camus.

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le 21 oct. 2019

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Tom_Ab

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