Deux ans. Deux longues années d'attente avant de découvrir - enfin - en salles le nouveau bijou signé (s'agissant du film) Xavier Dolan lors de cette avant-première dans un célèbre multiplexe parisien de la rive gauche.
Douze ans. Douze longues années avant que le personnage principal de Juste la fin du monde, Louis, revienne au sein de la maison familiale. Et encore, c'est pour leur annoncer son départ prochain, et définitif celui-ci...


Le jeune prodige québécois, âgé de 27 ans, m'avait littéralement bouleversé avec Mommy, cette extraordinaire histoire d'une mère et de son fils atteint de troubles du comportements, qui tenteront tous deux de faire face au retour de ce dernier à la maison, avec l'aide de la voisine. KO debout. 72 heures pour me remettre de cet uppercut. Autant dire que le retour de Xavier Dolan sur le grand écran se muait alors en mission périlleuse, quelques soient le sujet ou le casting de son prochain film. La tension de l'attente était palpable, quand cette dernière devenait folle, voire quasi-hystérique. Allait-il parvenir à réitérer ce retournement émotionnel sans précédent qu'était Mommy? Nos tripes seraient-elles de nouveau remuées avec cette adaptation de la pièce éponyme de Jean-Luc Lagarce? Retrouverions-nous l'esprit Xavier Dolan en dépit de la référence à un texte existant et de la convocation d'un casting 5 étoiles, tout ce qu'on peut faire de mieux en terme de distribution française en 2016? Puis vint le Festival de Cannes. La première projection presse. Un désastre. Aussitôt annihilé par le chaleureux accueil du public de la Croisette le lendemain en projection officielle. Et par ce Grand Prix, à seulement 27 ans, marqué par un discours mémorable. A une marche de la Palme d'or, une fois de plus.


A titre personnel, en tant que grand admirateur du génie qu'est Xavier Dolan, dont la dense - et pourtant si jeune! - oeuvre est parsemée de scènes magiques, du lent cheminement des amoureux transis des Amours imaginaires à la virée en skate d'un Steve repoussant subitement les marges de l'écran de cinéma jusqu'alors fermé en carré 1:1 dans Mommy, sans oublier cette sublime scène d'étreinte amoureuse sur un sol couvert de peinture dans le coup de poing J'ai tué ma mère, je n'avais que peu de doutes quant à mon appréciation personnelle de son prochain film. Forcé de constater que mon intuition ne m'a nullement fait défaut. Je n'allais pas retrouver la puissance exceptionnelle et inatteignable de son précédent film, chef-d'oeuvre de son auteur à ce jour et à mon sens. Ce fut le cas. Juste la fin du monde n'allait néanmoins pas me laisser insensible, encore moins indifférent. Je ne pouvais qu'être embarqué dans la tension de ce huis-clos - 5 personnes dans un pavillon un dimanche caniculaire - systématiquement filmé en gros plans, le spectateur se trouvant forcé de plonger dans le regard et les expressions des protagonistes à l'écran. Bien que Xavier Dolan tente une nouvelle fois l'aventure de l'adaptation après Tom à la ferme, il n'en a nullement perdu son esprit, sa créativité, sa fougue, sa patte qui rendent son oeuvre si esthétique et si aérienne. De même, qu'une fois de plus, le casting qu'il dirige se révèle d'une hauteur folle.



Le retour au désert d'un fils prodigue (et prodige)



Longtemps resteront dans ma mémoire les premières images défilant sur l'écran du MK2 Bibliothèque, lorsque Louis (notre "héros" débarque à l'aéroport, s'embarque dans un taxi traversant les quartiers urbains et les routes au bord de l'eau pour emmener son client au point de départ de son intrigue personnelle. Le tout en musique, cela va de soi, qui ne fait que servir le récit - quand ce n'est pas le récit qui la sert, chez Xavier Dolan, "Home Is Where It Hurts" de Camille résonnant alors dans la salle, tel un avertissement de ce à quoi allait être confronté le spectateur 90 minutes durant.


C'est donc après douze années d'absence que Louis franchit de nouveau le pas du pavillon familial. La mère, sexagénaire pimpante, un carré noir, ultra-maquillée, tendance bling-bling sauce vintage (comme beaucoup de mères dans l'oeuvre de Xavier Dolan) finit de sécher ses ongles récemment vernis avec un sèche-cheveux avant d'embrasser son fils. La sœur, Suzanne, est ravie de retrouver ce frère qu'elle ne connaît que si peu et exprime des attentes quant à cette rencontre. La belle-sœur, timide, balbutiante, accueille ce beau-frère absent de ses noces avec cordialité, sans chaleur excessive, avec un tantinet de distance, tels les deux étrangers qu'ils sont l'un pour l'autre, les échanges entre eux étant terriblement dénués de naturel et de spontanéité. Quant au frère aîné... Un homme brut de décoffrage, qui ne s'embarrasse pas de formalités et de faux-semblants, dont la violence apparaît dès le début comme faisant l'effet d'un cuit-tout prêt à exploser et à faire de ce dimanche caniculaire un cataclysme. Comme si l'accueil du héros au sein de la cellule familiale exprimait déjà les prémices d'un semblant de fin du monde...


Les différences culturelles forment l'un des thèmes chers à l'oeuvre cinématographique de Xavier Dolan, dont cette dernière semble si souvent être le miroir de sa vie, le reflet de sa personnalité et de son histoire (quoiqu'il faille parvenir à distinguer le vrai du faux). Des comptes à régler, le jeune prodige doit en avoir, notamment avec lui-même. En la matière, Juste la fin du monde n'échappe pas à ce processus cathartique. Ici, le héros est un jeune prodige de la littérature, probablement auteur de théâtre, homosexuel, sans doute séropositif. Comme un certain Jean-Luc Lagarce, dont une interview datant d'il y a une vingtaine d'années jonche les murs de la chambre de la sœur, admiratrice de son frère? L'extraction du milieu est évidente, l'habitus est ici clivé. Au milieu ouvert et urbain, au vivier intellectuel et culturel dans lequel s'est désormais intégré Louis s'oppose un milieu rural, marqué par la vacuité et l'ennui, un contexte économique difficile (le frère aîné semble être ouvrier), dans lequel la propriété d'un véhicule fait office d'importance réussite personnelle. Ainsi la mère s'extasie-t-elle (pour son plaisir personnel) à l'évocation du souvenir des dimanches passés dans les environs avec les garçons, après une petite virée dans la voiture du père préalablement et consciencieusement lavée au court de la matinée. La famille tend à s'incliner devant la consécration du cadet, son talent, sa réussite, quitte à en développer complexes et méfiances.



Chacun cherche sa place



Au sein d'une famille de trois enfants, Louis fait office de cadet. Une place de prime abord difficile si l'on en croit lieux communs et certains spécialistes. Déficit d'attention, d'écoute, enfant "sandwich" délaissé et sans cesse comparé à son aîné et à son benjamin, ... Autant de handicaps pour se lancer dans la vie. Pourtant, si l'on en croit des psychologues spécialistes de la famille et des fratries, le cadet s'apparente à l'électron libre de la famille, imprévisible (selon Michael Grose), celui sur lequel seront le moins reportées les attentes des parents (selon Françoise Peille). Par définition, l'enfant se voit attribuer et contraint de conserver la place hiérarchique et symbolique dont il dispose au sein de la structure familiale. Le schéma tend à se reproduire dans la vie personnelle et professionnelle. Le second serait-il alors voué à être un éternel subalterne? Pas du tout, puisque selon Françoise Peille,



«A l’âge adulte, ils gardent cette mentalité de conquérants et ils se
révèlent plus ambitieux professionnellement que les autres»



Le fameux paradoxe du second. A la fois dominé par l'aîné et jouissant d'une position de négociateur, tout en se distinguant par une adaptabilité naturelle, c'est celui qui, dans la structure familiale ici évoquée, va tirer son épingle du jeu à travers sa réussite. Réussite qui en fait le protégé de la mère, qui n'hésite d'ailleurs pas à lui octroyer le statut symbolique d'aîné et de responsable de la quiétude des relations au sein de la famille, le prévenant ainsi des probables amabilités qu'il sera amené à subir et à entendre cette après-midi durant, des claques et des coups de poing dans la gueule qu'il va se prendre. A cela, lui est prêt. A l'assomption du statut qu'on lui attribue, la chose est moins évidente, si ce n'est par rapport à sa sœur. Avec le violent aîné, littéralement dévoré de l'intérieur et fragilisé par son statut, auquel on attribue une force qu'il n'a pas forcément, c'est de suite moins évident...



"Plus l’aîné et le cadet sont proches en âge, plus leur relation est
paradoxale - rythmée par des périodes de fortes rivalités et de
complicités - surtout s’ils sont de même sexe" (Françoise Peille)



Il semblerait que ce soit ici le cas. Ainsi en témoigne l'une des scènes fondatrices du film. Alors que la famille est réunie au complet dans la cuisine s'envolent soudainement des ondes de la radio les notes du tube de l'été 2004 "Dragosta din tei" d'O-Zone, que j'ai tant détesté et haï à l'époque. La mère et la soeur se lancent alors dans une démonstration survoltée et désynchronisée d'aérobic. Les rires fusent. Les deux frères s'échangent un clin d'oeil. Et survint alors LA scène du film, bouleversante, renversante, celle qui faillit me faire couler les larmes. Au rythme de la chanson, les deux frères, jeunes, courent, volent, s'envolent dans les prés et les campagnes des environs en ces dimanches estivaux. De la complicité et de l'affection, il y a. De la violence des sentiments, encore davantage. Entre les deux règnent l'incompréhension et l'impossibilité de l'échange. L'aîné, frustré de sa position sociale, à la fois admirateur et jaloux de la réussite de son cadet, ne laisse aucune chance, ni place, à ce frère qu'il ne connaît que si peu et dont il ne partage le moindre mot, le moindre verbe. Le cadet, à distance de cet univers familial et social dont il s'est extrait, cet éternel incompris, essaie de feindre de l'intérêt pour ce frère dont le quotidien et la culture sont si éloignées des siens, mais ça ne fonctionne pas. L'aîné prend acte de ce désintérêt, sans l'accepter pour autant, y répondant par une brutalité verbale et physique résistantes aux injonctions de la mère qui ne lui fait aucun cadeau. A l'instar d'un cadet se sentant incompris (d'où son mutisme?), marginal, le frère aîné exprimera dans une scène de colère homérique et d'une violence symbolique inouïe sa fragilité, son ras-le-bol, son sentiment d'incompréhension (propre à tous les membres de la famille), son malaise quant à ce statut d'aîné qu'il tente d'assumer par la brutalité et la violence, mais qu'il ne parvient pas/plus à endosser (qui plus est en l'absence du père)? A part, Catherine (la belle-sœur) s'engouffrera dans la brèche des ressentiments et des reproches envers Louis, soulignant son manque d'intérêt pour ses nièces et neveux. A l'instar de ce cadet qu'elle admire tant (à défaut de l'aîné qu'elle perçoit comme raté et avec lequel les relations sont extrêmement conflictuelles, le premier tendant à imposer sa domination à la dernière), Suzanne (la sœur,) avide d'ouverture et d'extraction de son milieu, lui reproche ses absences, s'attristant que son génie soit exclusivement consacré aux autres, aux "étrangers" (dont il fait partie), tandis que les nombreuses cartes envoyées annuellement aux uns et aux autres ne sont parsemées que de vains et coutumiers mots. Tout cela nous ferait presque oublier le motif du retour de notre héros...



Nostalgie et solitude des nombres premiers



La force de "Juste la fin du monde", adapté de l'oeuvre éponyme de Jean-Luc Lagarce que je n'ai pas encore eu l'occasion de lire, consiste à confronter l'être humain face à ses propres tourments, son caractère intrinsèquement nostalgique et à l'imminence de son grand départ, définitif et irréversible, représenté avec force et caractère apocalyptique par Xavier Dolan dans l'ultime scène de son film, aux airs de "Natural Blues" de Moby. Retourner aux origines afin d'y annoncer sa mort (et son non-retour ferme) et se retrouver confronté à ses souvenirs tout en étant soumis à la violence du tribunal familial, quoi de plus terrible? Un instant, un lieu, une musique, et tout remonte à la surface. On se dit que jamais plus on n'aura l'occasion de revivre ce passé heureux. Jamais plus l'avenir n'offrira l'occasion de réitérer de tels moments, puisque l'avenir, c'est le néant, la poussière, les cendres, la mort. La nostalgie fait surface dans le regard de Louis, qu'il s'agisse des moments de complicité avec le frère sous un soleil estival au son de "Dragosta din tei", des effluves adolescentes, des étreintes sensuelles, amoureuses et marquées de la vigueur de la jeunesse entre le héros et son partenaire au rythme d'"Une miss s'immisce" d'Exotica ou de l'ancienne maison, ces racines si chères au héros mais abhorrées par l'aîné puisque synonymes d'échec, témoins du temps où la famille n'était pas encore parvenue à atteindre sa "réussite" sociale actuelle - à savoir la propriété d'une maison et d'une voiture. Cette nostalgie deviendra violence et tristesse lorsque Louis apprendra le décès récent de son amour de jeunesse, jeune victime d'un cancer, triste destin auquel il sera bientôt confronté.


De son grand départ, Louis doit dire mot à sa famille. Tente de le faire. Attend le bon moment. Attend que l'aiguille du cadran de sa montre soit sur le bon chiffre (à moins que ce ne soit la fuite de cet univers dont il s'est détaché qu'il attend?). Introduit. Passe à autre chose. Se tait. Finira-t-il par parler?


Louis ne parviendra jamais à annoncer en tant que tel sa disparition prochaine à sa famille. Refus de la vérité qui s'impose pourtant à lui, d'où les larmes à l'annonce de la mort de son ex-amour? Peur d'imposer à ses proches une souffrance préliminaire à celle de sa mort? Refus d'annoncer à cette famille dont il s'est détaché cette vérité qu'il souhaite garder pour lui et son cercle intime - dont est exclue la famille? Est-ce une expression de l'incompréhension et de la solitude ressentie au sein de cette structure originelle mais aujourd'hui éloignée? Et si le "Je dois partir" qu'il livre délicatement à ses proches au cours du dessert, comme si de rien n'était, provoquant une crise de colère et de violence jusqu'alors jamais atteintes de la part du frère, était une manière de délivrer le message, indiciblement, révélant ainsi la vérité pour laquelle il était revenu, mais sans que la famille ne parvienne à l'entendre dans ce sens, à l'exception de Catherine, dont on saisit la compréhension d'un seul de ses regards au début du film?


Quelque soit le résultat de sa quête, cet ultime retour prendra, de manière évidente, le chemin d'un départ définitif, irréversible, où tout retournement sera de l'ordre de l'impossible, où l'incompréhension et la solitude dont sont mus l'ensemble des membres de cette famille resteront de mise. Des mots et des maux, de la violence symbolique et physique, mais des non-dits. Toujours des non-dits. Des êtres liés par le sang et les sentiments, mais incapables d'échanger sereinement sur leurs vérités et leurs tourments sans que ce pavillon apparemment quiet, mais pénétré de tensions et secoué par la tempête, n'explose de l'intérieur sous le poids de cette canicule si symbolique. Des crises de larmes et de colère. Et puis un homme seul. Seul dans la lumière aveuglante de cette fin d'après-midi dominicale et estivale. Seul face à lui-même. Seul face à sa vérité. Seul face à cet au-revoir violent, bref et "comme ça". Seul face à sa mort. Au son de "Natural Blues" de Moby. Comme si blues et nostalgie étaient le leitmotiv de l'existence.

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le 16 sept. 2016

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