Dans Kaïro, Kiyoshi Kurosawa se détache du folklore des fantômes ayant souffert lorsqu’ils étaient humains et qui reviennent dans le monde des vivants pour se venger. En effet, ici, les fantômes apparaissent pour montrer aux vivants ce qu’il se passe dans la mort. Ils ne sont pas là pour hanter, mais pour appeler à l’aide. De ce fait, à l’instar de Ring, l’auteur fait manifester les fantômes dans des lieux normaux et du quotidien, car ils sont attirés par la technologie qu’utilise le citoyen japonais lambda lorsqu’il se trouve sur un étrange site internet qui pousse les consommateurs au suicide. Ne trouvant plus de place dans l’au-delà, les fantômes hantent ce système de réseau, qui prend ainsi les contours d’une contamination virale.
À partir de là, Kurosawa établit une frontière poreuse entre les limbes ésotériques des spectres et l’environnement réel des Japonais formatés par l’informatique. Mais c’est un environnement qui déconnecte les uns des autres, car les humains sont aliénés par la modernité et sont par conséquent plongés dans une profonde solitude faite d’incommunication. Ils deviennent donc tout autant des spectres que ceux qui les poussent à se tuer afin de les rendre immortels, pour les connecter à leur souffrance d’être si seuls dans la mort. Le réalisateur a un talent indéniable pour filmer les fantômes dans ce qu’il y a de plus glacial et terrifiant. Tirée au cordeau, sa mise en scène patiemment sophistiquée exploite l’infime recoin des espaces souvent cloisonnés, d’où peut surgir d’un hors-champ extensible le moindre danger et la moindre frayeur.
Ainsi, l’immobilité d’une silhouette en profondeur de champ devient des plus menaçantes. L’auteur maintient un doute constant dans les apparitions et les disparitions par sa façon de placer les comédiens dans le cadre et ses légers balayages pour cacher les fantômes, mais aussi par son procédé de changement de point de vue afin de confondre les deux réalités. De plus, les fantômes ont quelque chose d’incertain, avec leurs visages flous et leurs démarches saccadées. Le long-métrage est de l’ordre de l’art pictural moderne et fait par ailleurs écho au travail plastique de Francis Bacon, avec cette manière de faire préluder le monstrueux à travers l’ombre, la désagrégation et l’indistinction. Du reste, la dimension sonore, à la fois lugubre et électronique, introduit ce malaise palpable, car elle est le miroir opaque de l’inframonde.
Tous ces éléments parfaits à un film d’horreur au ralenti qui provoque une étrange pâleur atmosphérique, même dans ce qu’il y a de plus normal. Progressivement, le cinéaste instaure une tristesse insondable et une poésie mortifère où les espaces urbains sont désertés et surtout hantés par les presciences d’une disparition de l’humanité. Avec ces banlieues aseptisées et impersonnelles, ces appartements cafardeux et ces usines désaffectées dans lesquels les survivants tentent vainement de trouver un sens à tout cela, on pense immédiatement au cinéma de Michelangelo Antonioni et particulièrement au Désert rouge. On le constate également par la décortication des images où s’introduisent les fantômes et que l’on découvre avec fascination et effroi, à l’instar de Blow Up, car elles sont difficilement cernables à cause de la mauvaise qualité du numérique, les rendant encore plus mystérieuses.
En toute logique, Kurosawa démontre son angoisse du chaos et de la fin du monde, à l’image de l’apocalypse qui s’empare peu à peu de la ville. Dès lors, la silhouette humaine se trouve dans une société désintégrant et déshumanisant l’individu. Ce dernier devient seulement une trace, une ombre, une tache et surtout un spectre qui erre sans but. Le film fait ressurgir le passé douloureux du Japon, celui de la guerre et de la bombe atomique. La reconstruction économique qui a suivi a été faite au détriment de la substance humaine. C’est pourquoi l’œuvre révèle tout le caractère artificiel de la réalité nippone, et Internet est le révélateur de ce simulacre qui a vidé leurs âmes et permis leur dissolution. Kaïro est, en conclusion, bien plus qu’un film d’horreur : c’est un drame eschatologique et existentialiste sur l’isolement et la mélancolie contemporaine, faisant encore plus sens à l’heure actuelle.