Il y a deux façons d'appréhender Kimi : soit en le voyant comme un thriller transposé dans la société contemporaine et on pourra légitimement être déçu par une intrigue déjà vue mille fois s'achevant par une pirouette WTF. Soit en le voyant d'abord par rapport à l'univers qu'il nous dépeint, un néo-Gattaca achevé à l'ère d'Amazon, en considérant l'intrigue comme secondaire. D'ailleurs, il n'est pas impossible que Soderbergh ait voulu jouer sur les deux tableaux en réalisant un film "netflixable" avec une composante de simple divertissement du samedi soir et un film plus personnel, plus intellectuel. Un équilibre instable, pour sûr, chaque public risquant d'être rebuté par la part dont il ne veut pas.


En plus de ces deux approches du film, il y a aussi dans Kimi deux films différents : une première partie (en gros, 1h10) cohérente, sérieuse, réaliste, au rythme lent. Et une seconde partie (les 20 dernières minutes) qui change, involontairement semble-t-il, de ton et part dans de tels excès que l'on se demande par moment si l'on ne serait pas passé dans la comédie, le paroxysme étant sans doute atteint dans la minute finale qui clôt le film dans une happy end tellement stéréotypée qu'elle en est gênante.


Restons donc sur les qualités du film : avec Kimi, bienvenue dans le monde contemporain plus vrai que nature, bienvenue dans l'ère aseptisée du COVID-19, de l'humanité connectée et des rapports humains dématérialisés. Soderbergh sait dépeindre cet univers avec le sens esthétique aigu qu'on lui connaît (que personnellement j'adore), et avec un véritable talent pour mettre en scène nos vies connectées faites d'une permanence d'écrans, de messageries instantanées, de « visios ». Et il pousse cet univers, à travers le personnage d'Angela, jusque dans ce qu'il a de plus effrayant : la dénaturation totale de nos vies au point de transformer les individus en des sortes d'autistes isolés et sauvages. Kimi, c'est le monde d'aujourd'hui vu sous l'angle de la dystopie.


De ce point de vue, Soderbergh multiplie les clins d'œil ironiques, donnant au monde contemporain, une teinte des plus tragiques. Car ce qui frappe en premier lieu dans Kimi, ce n'est pas tant l'intrigue principale (un enregistrement compromettant), que l'aspect factice, froid, déshumanisé du monde technologique dans lequel nous avons mis un pied.


Au regard des notes médiocres que reçoit pour le moment le film et des critiques qui lui sont adressées au moment où j'écris ces lignes (février 2022), il me semble que le regard ironique de Soderbergh est rarement perçu. Certes, c'est éminemment subjectif, je vais donc tâcher d'en donner quelques illustrations :



  • Dans le film, beaucoup de fondamentaux du monde contemporain révèlent tout ce qu'ils ont de factice. L'interview très sérieuse du PDG d'Amygdala au début du film donne le ton : c'est un "décor de cinéma". Plus tard, la femme cadre d'Amygdala censée être très attentive aux droits humains respire le faux (une américaine plus vraie que nature) et essaie d'entourlouper Angela.

  • Angela, fille à cheveux bleus - archétype woke - correspond exactement à ce que l'on brocarde habituellement : une névrosée sous cachets, en gros : une tarée. Pour reprendre les mots de la critique de tobor, « avoir peur, se méfier de tous et toutes, Angela est le prototype de celle qui a troqué les rapports humains contre l'univers virtuel, elle est introvertie, asociale, idéale pour le télé-travail. » Et de fait, c'est un véritable antihéros : elle est froide, égocentrique, individualiste. Il suffit de voir ses relations sociales, avec quel mépris elle se comporte avec tout le monde, que ce soit sa mère, sa psy, son dentiste. Ce dernier, dépité, se voit obligé de lui prescrire des médicaments à l'encontre de ses recommandations. C'est le règne de l'individu roi. Et je ne parle pas de son "petit ami", socialement encore en dessous du "plan-cul", qu'elle peine à laisser entrer chez elle, avec qui elle ne parle pas (ou seulement par intérêt immédiat), et avec qui elle ne baise que de dos (Soderbergh ne laisse même pas voir de contact charnel pendant le coït). Si en plus de tout ça, elle avait été obèse, je pense qu'on aurait voulu la tuer ! Donc heureusement, elle est très jolie (Zoë Kravitz qui interprète Angela est aussi mannequin). Et bourrée de TOC, ayant développé une sorte d'agoraphobie, c'est encore ce qui rend le personnage d'Angela attachante.

  • On sent une ironie permanente sur la société sur écoute et l'asservissement volontaire. À travers ces multiples surgissements accidentels de Kimi qui s'invite dans les conversations. Par ses tranches d'enregistrements audio clandestins. Lorsque Angela découvre que beaucoup de ses informations privées ont été partagées malgré sa volonté parce qu'elle a validé des conditions générales que "personne ne lit". Par le hack de la géolocalisation des smartphones.

  • On ressent une extrême froideur pour ne pas dire une hostilité du monde aseptisé : quand Angela entre dans l'immeuble de bureaux, tout est angoissant : une soufflerie brusque, un ascenseur dont on se demande si on va en sortir, des portes à badge dont on ne sait jamais si elles vont s'ouvrir. Des couloirs interminables sans âme qui vive, automatisés, remplis de machines et de fils.

  • Au fond, la seule personne honnête et bienveillante de l'entreprise Amygdala est un roumain alcoolique mais surtout... préservé de MeToo (dixit lui-même). Tous les autres sont des postures de façade quand ce ne sont pas des... meurtriers.


Que reste-t-il de tout ça ? Un film très inégal avec des défauts (en particulier dans sa dernière partie) mais tout de même de vraies qualités : Soderbergh sait créer une ambiance et retranscrire à l'image l'indicible avec un talent certain : des communications virtuelles aux états psychologiques les plus variés, il manie sa caméra avec un dynamisme et un sens du cadre à la fois esthétique et particulièrement signifiant qui font de son film une œuvre captivante.

CassioCorp
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de Steven Soderbergh

Créée

le 26 févr. 2022

Critique lue 358 fois

1 j'aime

1 commentaire

Guillaume

Écrit par

Critique lue 358 fois

1
1

D'autres avis sur Kimi

Kimi
tobor
2

Last night an A.I saved my life...

Sacré farceur ce Soderbergh, toujours là à nous montrer la mauvaise marche à suivre sous des atours, si pas séduisants, recevables. Nous entrons dans l'univers d'Angela, une agoraphobe, durant ce qui...

le 21 févr. 2022

6 j'aime

7

Kimi
PierreAmo
5

"Siri?Appelle moi un script doctor".Se veut Hitchcockien ou Fincheresque mais finit en ChrisColumbus

Maman, j'ai raté la fin du film. M'est avis que ce film de vis-à-vis dévisse à sa fin....ça n'a pas aidé non plus que tout le long du film les multiples "KI-MI" m'ont hélas fait penser aux cris de ...

le 14 juil. 2022

6 j'aime

3

Kimi
Trilaw
5

Réalisateur émérite pour un bide mérité

Je n’avais rien entendu à propos de ce film malgré la (faible) notoriété mais non négligeable tout de même. Mais c’est normal car, ici, rien de rare à voir. Passé le parallèle bien sympathique entre...

le 1 mars 2022

4 j'aime

Du même critique

La Maison des bois
CassioCorp
2

Les 50 ans de retard de la télévision française résumés en 7 épisodes

J'ai découvert La Maison des bois grâce à Arte qui en permet le visionnage. Je n'avais jamais vu de film de Maurice Pialat mais une vieille série de la télévision française, certes un peu austère sur...

le 6 avr. 2020

6 j'aime

5

Kimi
CassioCorp
7

Bienvenue à GattaKimi !

Il y a deux façons d'appréhender Kimi : soit en le voyant comme un thriller transposé dans la société contemporaine et on pourra légitimement être déçu par une intrigue déjà vue mille fois s'achevant...

le 26 févr. 2022

1 j'aime

1

Grease
CassioCorp
5

El famoso mineurs délinquants de 30 ans.

Il est des films cultes comme ça que l'on n'a jamais eu l'occasion de voir, mais dont le titre, les chansons, l'affiche, sont hyper familiers tellement ils font partie de la culture populaire. Grease...

le 12 mai 2021

1 j'aime

3