Aborder la guerre à l’écran, cela revient à se questionner sur le sens que l’on donne aux images : vouloir dénoncer la folie guerrière ne suffit pas si on est incapable de poser un véritable point de vue cinématographique, pertinent et durable, sur l’innommable. Dans le cas contraire, on peut vite tomber dans un écueil contre-productif, suggérant moins l’indignation que la fascination pour cette violence offerte en spectacle. C’est pourquoi la prise de position artistique de Masumura sur le sujet est intéressante, lui qui déclara se méfier du poids de l’image et surtout d’une forme d’esthétisation potentiellement corruptrice : loin de l’imagerie habituelle du film guerrier, où l’on pleure les morts et encense les héros, il filme ce que l’on cache bien souvent, à savoir les corps fragilisés, rudoyés, violés, amputés, de façon à sauvegarder sur l’écran les traces d’une humanité menacée de partir en lambeaux. Sous sa caméra, la chair à canon retrouve sa dignité d’être sensible, le corps devient la matière émouvante de son geste pamphlétaire. C’est en cela que L’Ange Rouge est un film remarquable, un ovni cinématographique aussi imparfait que rare et précieux.


Son entrée en matière sera d’ailleurs révélatrice de ses intentions profondes, espérant provoquer l’éveil des consciences par l’éveil des sens. D'essence spectaculaire, donnant souvent naissance à la complaisance et l’indigence des tonitruants films guerriers, l’image en mouvement est ainsi oubliée lors de ces premiers instants, laissant place à l’éloquence muette et terriblement sensitive de l’image fixe : une image fixe de guerre, figée sur le carnage, qui marque les esprits et nous questionne durablement : le visuel annonce le chaos, les bruits (mitraillettes, bombardements) laissent entendre la mort, mais où se trouve le vivant ? Est-il encore possible de frémir, ressentir ou s’émouvoir, de se montrer digne représentant de l’espèce humaine dans ce monde devenu charnier à ciel ouvert ?


Sous l’égide de la voix off de l’Ange rouge, l’infirmière Sakura Nishi, figure d’une humanité en voie de disparition, on se met en quête du vivant, de ces indices susceptibles de nous faire encore espérer. Un espoir qui semble bien illusoire tant l’univers conté est dépourvu d’éléments propres au monde du sensible : tout est sec, froid, inerte, mécanique, confiné. Le grand talent de Masumura sera ainsi de composer un univers où l’impression de mort est constante, construisant une sorte d’étau piégeant progressivement les personnages (entre un extérieur où progresse l’armée chinoise et des intérieurs touchés par une épidémie de choléra), diffusant une ambiance glaciale délestée de tout sentiment. Les plans fixes suggèrent le morbide, mettant en évidence le vide désespérant de ces couloirs abandonnés par les vivants, le trop-plein de ces chambres d’hôpital où s’entassent les soldats blessés, les corps escamotés. L’hôpital, dont le rôle essentiel est dédié à la considération du vivant, devient soudainement le lieu où l’humanité se dissout en même temps que les corps se désagrègent.


La bonne idée, pour le suggérer, sera d’utiliser le potentiel évocateur de la photographie en N&B : le blanc saturé renforce le côté clinique, froid, aseptisé de ces lieux où la vie ne semble plus permise. Quant au noir intense, il confère au sang son épaisseur poisseuse et sa capacité à souiller l’environnement : il envahit les lieux, tache les blouses et entache la pensée humaine. L'image frappe alors les consciences par son symbolisme sans concessions, nous montrant des individus réduits à l’état de machine (le manque d’empathie des soignants, leurs gestes robotiques...) ou de bête sauvage (l’absence de moral des soldats, les viols commis sur les femmes...). Un symbolisme que Masumura va creuser à travers le personnage de l’infirmière Nishi, idéalement interprétée par sa muse Ayako Wakao, en faisant de sa compassion un cri de détresse destiné à l’humanité.


Car au milieu de toute cette horreur, l’innocence de Nishi détonne au point de révéler le processus morbide de cette guerre qui transforme l’individu en entité inhumaine : compatissante, elle est perçue par les soldats comme un simple objet du désir ; serviable, elle est considérée par ses supérieurs comme une exécutante négligeable. À leurs yeux, elle n’est plus qu’un corps juste bon à être violée ou rabaissée. Un corps qu’ils imaginent être semblable à leur propre image, c’est-à-dire dénué de sensibilité ou d’émotion. Un corps que Masumura va filmer avec tact et attention afin de rendre à l’individu ce qu’il lui reste de dignité, nous faisant ainsi percevoir cet humain que seule Nishi semble voir : désir d’onanisme ou actes de viol deviennent les symptômes d’une humanité en souffrance. À travers le rapport au corps s’exprime le désir d’individu voulant montrer qu’ils sont encore vivants. Loin de justifier le viol évidemment, Masumura filme le charnel à l’épreuve du charnier, sans pathos ni voyeurisme, afin de faire du corps l’ultime bastion de l’humain : lorsque le chaos prédomine, il ne reste plus que le corps pour rappeler ce qu’est un être vivant. Un corps meurtri par la guerre que les hommes tentent d’apaiser ou de réanimer comme ils peuvent, en s’injectant de la morphine comme le médecin, en s’offrant à des bras réconfortant comme le soldat manchot lors d’une scène pour le moins bouleversante.


Evidemment, la méthode employée par Masumura provoque quelques écueils, et on pourra regretter des traits un peu trop démonstratifs (les malheurs qui s’accumulent autant que les membres amputés) ou des passages à la crédibilité parfois douteuse (l’attitude de bonne samaritaine du personnage central). Mais qu’importe, au fond, puisqu’il touche à son but en nous interpellant à travers cette noire vision de la guerre où seule la mort triomphe – comme nous l’indique ce final d’un pessimisme saisissant. Mais il touche aussi à son but en célébrant poétiquement ce corps comme la matière première de notre humanité : un corps certes fragile face aux bombes mais dont la capacité à ressentir ne pourra jamais être nié ou enlevé. On pourra toujours tuer l’infirmière mais pas son humanité, celle qui fut scellée dans le partage de la chair.

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le 27 oct. 2022

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Procol Harum

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