Certaines œuvres, parce que plus exigeantes que d’autres, demandent à leurs spectateurs une forme de laisser-aller, une capacité à l’ouverture d’esprit suffisante pour déceler les trésors cachés derrière des dehors parfois déstabilisants. Comme c’est le cas avec L’Étang du Démon dont l’atypisme formel – en tout cas jugé comme tel par le spectateur occidental novice en la matière - ne doit pas détourner notre regard du travail de fond effectué par Masahiro Shinoda, de cette manière de passer par un langage poétique afin de vilipender le Japon et ses contradictions.


Une appétence pour la critique sociale caractéristique du cinéma de Shinoda, portée avec virulence par ses premiers films (Les Larmes sur la crinière du lion, Jeunesse en Furie...), qui emprunte cette fois-ci le registre de l’allégorie pour être moins frontal et sans doute plus subtil, pour mieux pointer du doigt la crise de foi d’un pays qui oublie ses dieux anciens au profit d’un veau d’or moderne aux couleurs états-uniennes. L'identité troublée nippone s’évoque ainsi à travers l’adaptation de la pièce écrite par le dramaturge Kyoka Izumi, transposant les codes traditionnels du théâtre kabuki (maquillage des comédiens, dispositifs scéniques imposants...) à une époque où justement la tradition est bafouée : en 1913, le Japon entre dans l’ère Taisho (1912-1926), période au cours de laquelle la modernisation et l’ouverture au monde vont venir remettre en question le socle identitaire nippon. La critique du japon des 70’s peut dès lors s’écrire en filigrane...


Cette tradition chamboulée, cette dualité qui s’installe au sein de l’archipel, est le thème principal d’un récit qui a tout du conte moderne : la quiétude au sein d’un petit village montagnard tient autant à la légende qu’à la malédiction. Les amoureux Akira et Yuri doivent, en effet, faire sonner la cloche trois fois par jour pour rappeler à la femme-dragon son engagement de rester au fond de l’étang et éviter ainsi un déluge fatal. Un équilibre potentiellement menacé par l’intrusion d’un étranger, le professeur Yamasawa, qui a la particularité d’être un scientifique féru de légendes anciennes. Un personnage paradoxal sur lequel se greffe toutefois un espoir, celui de voir se réaliser l’union entre deux univers antagonistes, celui de croire en un Japon conciliant ouverture au monde et respect des valeurs anciennes.


Un désir d’union, une nécessaire conciliation, que Shinoda exprime à travers un remarquable travail plastique et une attention accrue aux dissonances poétiques. C'est la dissonance qui créé ce sentiment d’étrangeté qui parcours le film, lorsque l’homme moderne semble perdu au milieu d’un univers minéral immense et désertique, lorsque l’entrée au village se fait au son d’une musique oscillant entre tonalité grave et aiguë, ou lorsque la végétation d’une forêt se heurte aux parois d’un décor ouvertement artificiel. Quelque chose cloche dans ce monde où l’on ne sait relier le passé au présent, où l’on en vient à sonner les cloches pour éviter le déluge divin tout en priant les dieux d’interrompre la sécheresse. Est-ce que ce monde est sérieux ?


Alors, bien sûr, on pourra toujours réduire le film à ses outrances, à sa théâtralisation des décors et des jeux, à son artificialité exacerbée dont la présence d’acteurs grimés en crabe ou poisson-chat en est le symbole (pour incarner ces créatures du folklore nippon que sont les yôkai). Mais ce serait négliger cette subtile manière de nous interpeller et de nous faire réagir en jouant sur la facticité de la mise en scène (comme ce fut le cas avec Double Suicide, où l’on ne cachait pas l’intervention des accessoiristes). Par la forme, on exhibe la frontière entre le faux et le vrai pour évoquer cette scission, cette harmonie rompue, au sein du Japon : les couleurs et les décors emprisonnent chaque entité, condamnant la femme-dragon à croupir sous les eaux, et Akira à être soumis au diktat de ses congénères. Ce sont ces derniers, bien sûr, que Shinoda fustige à travers son film, pointant du doigt le déshonneur de ces gens qui sont prêts à liquider tout un héritage pour assouvir des intérêts égoïstes. Le final le montre d’ailleurs très bien, avec ces villageois corrompus, manipulés par le député, qui déclenchent l’irréparable pour quelques gouttes de pluie, pour avoir oublié le fondement de leur identité, l’essence même de leur ADN culturel.


Tout espoir d’harmonie, pourtant, n’est pas perdu, si on parvient à associer la modernité avec le respect du passé, comme l’exprime la forme même de ce film où le cinéma moderne se marie avec le kabuki, où une musique électronique rejoue des airs classiques, et où la femme et la divinité en viennent à parler avec la même voix (qui est celle de l’acteur masculin Tsumasaburo Bando). Avec L’Étang du Démon, outre sa dimension politique, c’est bien la puissance évocatrice de l’art qui est célébrée.

Procol-Harum
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le 29 sept. 2021

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