[Mouchoir #33]


Il est difficile de déterminer le style de Carol Reed. La faute à Orson Welles qui lui a indéniablement fait de l'ombre. Dans Le Troisième homme (1949) certes, tant le bougre était connu pour mettre ses mains dans la réalisation, même lorsqu'il n'était qu'acteur (voir en ce sens le Jane Eyre de 1943), mais pas que. Deux ans avant, dans Huit heures de sursis (1947), les mêmes ruelles sombres que dans Le Troisième homme, les mêmes personnages mystérieux en fuite que chez Welles, dont les chaussures résonnent avec écho sur les pavés.


Cinéphilement, on n'est pas loin du film noir wellesien, celui qui baigne dans des atmosphères corrompues. Là où l'épure des effets sonores rejoint la diction des acteurs, parfois à la limite du murmure. Une sorte de fausse douceur pour mieux contrer la violence alentour, mais qui a pourtant déjà un pied dans la noirceur et la folie. Les personnages de Reed et de Welles se rejoignent lorsqu'ils se dessinent telles des ombres, que leur démence ne s’exorcise que par hallucinations graphiques.


Ce que le cinéma britannique de Reed ne reprend pas de Welles cependant, ce sont ses expérimentations plus baroques dans le système hollywoodien. Certes il y a toujours ici la force de la profondeur de champ et la puissance du contraste monochromatique, de l'éclairage low-key et du clair-obscur, mais autre chose ordonne cette palette technique.


La caméra-œil de Reed réagit plutôt comme un enfant, tout en se mettant à sa hauteur — on le sent déjà dans Première désillusion (1948) et son personnage principal aussi haut que trois pommes. À la moindre angoisse, le cadre bascule jusqu'à l'oblique, le regard s'accroupit, la tête se penche, tente de se cacher. La réalité vacille, devient un terrain à la terreur, car le cinéma reedien reste un cinéma graphique, jouant des lignes qui composent le cadre pour créer la tension nécessaire aux atmosphères gangrenées.


Il s'agit ainsi peut-être d'un cinéma de la désillusion qui combat lui-même ses désenchantements. Lorsque le noir et blanc cru se délie à certains moments, laisse alors apparaître le gris amoureux, mélancolique, nostalgique, ce gris d'après-guerre, de vagabondage insomniaque. Ce gris qui donne ses lettres de noblesses aux amants, seuls individus capables de reconstruire ce monde en ruines. Tension graphique, désillusion aigre-douce, et amour salvateur ; tout cela dans l'approche fugace d'un regard enfantin, celui qu'on prête au cinéma.


[24/11/18]

SPilgrim
7
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le 24 avr. 2022

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