Je n'ai pas du tout détesté l'Inconnu, un film présentant un certain nombre de qualités expliquant certainement sa réception critique et public assez élogieuse : très joli format 4/3 qui crée un écho thématique et esthétique immédiat avec la construction de ce « cube » de la Défense qui occupe l'intrigue, panoramas intéressants, reconstitution assez propre à l'exception de quelques effets spéciaux qui bavent un peu, jongle entre les langues et interprétation solide, stoïque des différents personnages en fonction de leur rôle. C'est de l'archi-porn pour ceux qui sont adeptes de magasines de design pour salles d'attente de cabinet dentaire, et cet Inconnu est par bien des aspects un meilleur Brutalist que The Brutalist (on a même une scène dans les carrières de Carrare qui a le bon goût de pas finir en chignole).
Très belle scène dans une église danoise, un fétiche personnel depuis mon premier visionnage de la Chasse.
On est surpris au début du ton du film qui est presque comique parfois, dans une espèce de satire molle, quasi pince sans rire, se cristallisant autour du personnage de Mitterand (et un peu du conseiller joué par Dolan), qui a quelque chose de Tati ou des Hazanivicius sobres, ton disparaissant malheureusement peu à peu au fur et à mesure que le film découvre son gros souci : c'est un film romantique.
Tout ce que l'Inconnu arrivera à raconter et à mettre en scène, au fur et à mesure de son intrigue, c'est l'histoire du Génie débridé, qui s'incarne dans le corps d'un individu qu'il épuise peu à peu alors que le créateur démiurge se fait bassement attraper le revers du veston par de vulgaires contremaîtres, garde-chiourmes de la matérialité, venant lui rappeler qu'un chantier ça coûte du pognon, que dans la vie il y a des règles et que les investissements publics dépendent de la conjoncture économico-politique. Notre génie ténébreux confronté à ces bassesses deviendra peut-être un peu vilain de ci de là, il aura une pointe de narcissisme égoïste et comme dans tous les biopics il va mal parler à sa femme avant de regretter ; mais ultimement, c'est lui l'image de Dieu sur terre qui transforme le monde.
Il est intéressant de constater que dans le cadre d'un film comme ça, le monde ouvrier et le travail sont de pures abstractions. On a le génie qui griffonne, qui maquette, qui dessine, et dans le noir bref de ce que le montage décide devoir n'être pas affaire de représentation, il y a dans l'ellipse de la coupe tout le réel travail, qui ne saurait exister sous l’œil de la caméra. Le film ne questionne jamais ce code de représentation, l'embrasse totalement et un seul personnage de travailleur a droit à une réplique et un nom (un grutier qui les enfile, comme tout bon immigré italien).
Un film comme ça n'a que deux manières de se finir, dans l'opprobre de la fausse commune si le génie dégradé a échoué à faire plier le monde de cailloux qui l'écrase, ou dans la consécration de ce patron divin qu'il pense être. Je ne vous dis pas laquelle des deux options est choisie, dans une conformité assez douteuse avec le sacro-saint Fait qui sera ramené en début et à la fin par des cartouches, histoire vraie toussa toussa, on connaît la carotte.
J'ai pris un plaisir sincère et je n'ai pas vu le temps passer devant ce film qui m'a intéressé et plu. Mais c'est un film de boomer extrêmement poussiéreux qui a une façon datée de cent ans littéralement d'approcher son sujet, c'est un film romantique, et politiquement l'art romantique (d'autant plus dans les biopics et le rapport qu'ils revendiquent au réel) est à refuser.
Ce qu'il y a de pire, c'est que le film semble le savoir et tente vaguement de complexifier la donne en voulant jouer la carte d'une forme d'affection qui se dessine entre les trois têtes du projet du cube de la Défense : l'architecte qui conçoit, le maître d’œuvre qui fait exécuter et l'attaché de la présidence qui paie, triade censée contraster l'ego de la figure du créateur. Mais rien à faire, le prisme romantique demeure le plus fort et Claes Bang écrase totalement ses deux partenaires de jeu.