Voilà un titre bien choisi, qui éveille la curiosité pour un sujet assez niche, à moins d’être architecte, fervent défenseur des années Mitterrand ou passionné par l’esplanade de la Défense à Paris. Qui a bien pu signer la fameuse Grande Arche, ce bâtiment ambitieux et désormais emblématique ? Le film de Stéphane Demoustier répond à cette question dans une comédie dramatique qui rejoue l’affrontement entre l’artiste, l’ingénieur et le politicien, entre idéalisme formel et pragmatisme institutionnel.
Johan Otto von Spreckelsen, architecte danois assez peu connu du grand public, est propulsé à la tête d’un projet pharaonique voulu par Mitterrand mais noyé dans les rouages de la bureaucratie française. Normes et réglementations à foison, problèmes de budget, divergences de vision entre von Spreckelsen et Paul Andreu, échéances électorales… Dès le titre, on devine que les obstacles auront raison de l’architecte. Le film dépeint ainsi le poids écrasant d’un projet à ambition politique, et montre qu’en architecture aussi, il peut être vital de connaître les arcanes du pouvoir.
Von Spreckelsen est présenté comme un formaliste radical, perfectionniste à l’extrême. Chaque détail doit être sous contrôle, pensé, aligné. Plus qu’un utopiste rêveur, il est un homme de principe, rigide, parfois même absurde dans son intransigeance. Demoustier montre parfois l’architecte dépassé par ses obsessions, mais ne lui retire jamais sa grandeur tragique. En face, les figures politiques et administratives apparaissent souvent prudentes, techniciennes, et bien peu audacieuses. Si la Grande Arche voit le jour, le sort de son concepteur est abrupt, presque cruel, laissant planer une vraie mélancolie.
Si la narration est assez linéaire et que certains personnages flirtent avec la caricature (l’artiste-dieu, le fonctionnaire terne, le président un peu bêta), le film tient son cap. Les touches d’humour acide évitent que le propos ne devienne trop pesant, et le film arrache quelques rires jaunes. Demoustier construit son film avec la même rigueur que son personnage principal. Il prolonge l’obsession géométrique de l’architecte en adoptant un format presque carré, hommage au « Cube ». La photographie accompagne elle aussi l’évolution morale de von Spreckelsen : ensoleillée et colorée au Danemark, elle se fait progressivement terne, boueuse, étouffante en France. Le casting est savamment choisi, notamment dans les affrontements très réussis entre Claes Bang et Swann Arlaud. Sidse Babett Knudsen campe une épouse solide, loin du cliché potiche, et Xavier Dolan est très juste dans un rôle de fonctionnaire dénué d’imagination.
Le film évoque le contexte des grands travaux mitterrandiens, avec notamment la pyramide du Louvre, ce qui ancre la Grande Arche dans un projet plus vaste de transformation de Paris, porté par une volonté de modernité et de geste architectural fort. Ce n’est donc pas un projet isolé, mais une pièce d’un ensemble. L’Inconnu de la Grande Arche y contribue modestement, avec un regard doux-amer sur le rêve d’un homme et les limites de notre imaginaire politique et urbanistique. Sur un sujet qu’on n’attendait pas, Demoustier réussit à nous captiver. Il nous entraîne dans ce jeu de pouvoir aux dés pipés, toujours en défaveur du visionnaire.