La plupart des films partent du postulat que la Réalité, c'est le réel, et qu'en tant que telle elle est non seulement fiable, mais racontable. Cependant, dans les marges, certains, discrètement, tentent d'interroger ce concept qu'ils sentent plus fuyant que beaucoup aiment à le claironner. Et à ce petit jeu, plume ou caméra à la main, les Polonais sont toujours les premiers à se jeter dans l'arène, pour en découdre avec les faux-semblants, les fantasmes, et les situations limites où soudain le rêve semble contaminer le quotidien le plus banal.


La Barrière de Skolimovsky, sur ce terrain, va loin. Conduit par une logique aussi opaque qu'implacable, celle-là même des cauchemars, le film suit les pérégrinations d'un héros vindicatif sans essayer le moins du monde d'expliquer à ses spectateurs ce qu'il se passe, ni pourquoi. Le jeune homme a quitté l'université, il fait croire à tout le monde qu'il va se marier, il rencontre une jeune conductrice de tram à qui il demande de jouer le rôle de la fausse future mariée. Et c'est tout.
Dégagé de tout le fatras habituel (une intrigue, une progression narrative, des événements qui font sens et s'enchainent selon l'aimable concaténation cause/effet), le réalisateur peut se concentrer sur l'image, la sensation, l'instinct, afin d'observer son sujet sans le salir ni le simplifier. Son sujet ? on vous l'a dit : la Réalité, qui donc ici n'a du réel que l'apparence. Une réalité mouvante, inquiétante, fuyante, désordonnée, brutale, impersonnelle, inhospitalière.


La gageure de ce genre d'expériences est de taille : celui qui se lance sur de telles cordes raides est à chaque instant menacé de sombrer dans des abîmes d'ennui ou d'hermétisme. Ici, Skolimowski tire particulièrement bien son épingle du jeu, grâce à un sens époustouflant du cadre et de l'ambiance (très beau travail sonore), et à un équilibre très finement dosé entre symboles, indices et faits bruts. Toujours un peu en retrait, comme amusé ou effrayé par toutes ces explosions de non-sens pourtant si significatives, il ne cherche jamais à écraser le spectateur sous des tombereaux de références à décrypter, mais juste à lui tendre la main pour qu'il l'accompagne dans ces contrées si rarement filmées. Et pour cause ! Ce n'est pas un hasard si la plupart de nos rêves s'évanouissent au réveil, petits espaces de liberté immédiatement refoulés par une conscience inquiète qui doit assurer le service de jour qui s'annonce.

Chaiev
8
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le 7 déc. 2011

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