Exilé à Berlin depuis quelques années, le dissident russe Kirill Serebrennikov publie avec régularité ses films qui ont tous les honneurs du Festival de Cannes, même s’il était relégué à la section Cannes Premières pour l’édition 2025. Le cinéaste poursuit, à la manière de Pablo Larraín, une filmographie majoritairement biographique s’intéressant à des figures complexes et malmenées par l’Histoire. Après les rockeurs des années 80 de Leto, La femme de Tchaïkovski et Limonov, il adapte La Disparition de Joseph Mengele, publié en 2017 par Olivier Guez, livre-enquête glaçant sur la cavale du médecin d’Auschwitz, l’un des criminels impunis étant parvenu à s’expatrier en Argentine puis au Brésil, où il mourra sans jamais avoir été inquiété. Qui connait le cinéma de Serebrennikov sait qu’il ne faut pas s’attendre à un portrait académique, l’auteur explorant avec ambiguïté ses personnages, entre fascination et répulsion. Il s’attaque ici à une figure ayant généré son lot de fantasmes malsains, Mengele représentant l’archétype du Mal dans son association de la barbarie et la froideur clinique, dans ses expérimentations sur les sujets à qui on avait ôté toute humanité.


Le sujet, particulièrement éprouvant, n’est pas d’emblée abordé, dans la mesure où le motif principal du récit concerne la suite directe de ces sinistres événements. Dans une atmosphère qui emprunte clairement au film noir, Serebrennikov mêle les temporalités et délaisse le lyrisme formel qu’on lui connait habituellement. Ici, nul plan séquence opératique ou tour de force en termes de mise en scène : le film suit un fugitif, et prend le parti de s’immerger dans sa conscience, sans compassion ni condamnation claire. En résulte un exercice d’auscultation sur la persévérance du fanatisme, et le portrait aussi grotesque qu’effrayant d’une société d’expatriés qui pense encore, dans les années 40, redonner sa splendeur au troisième Reich, au sein d’une Argentine tout à fait accueillante.


C’est cette sorte de réalité alternative qui compose le cœur du récit : accompagner, en un sens, une suite officieuse de l’Histoire, qui ne se serait pas achevée sur le coup d’éclat cathartique traditionnel, mais poursuivrait sa route, avec le même aveuglement, dans une immunité et un déni insupportables. August Diehl, qui campait déjà un SS chez Tarantino avant d’incarner une poignante victime du nazisme chez Terrence Malick dans Une vie cachée, tient là un rôle majeur, où il s’agit de retracer le parcours d’un monstre à qui on a retiré le pouvoir suprême, celui du droit de vie, de souffrance et de mort sur les individus. Un être médiocre, qui s’abrutit dans l’éructation et voit s’effondrer dans une certaine lenteur une utopie qui fut le cauchemar de l’Europe.


Car Serebrennikov, dans sa construction non linéaire, finira par revenir sur les faits d’arme de l’Ange de la mort. La cruciale question de la représentation de la Shoah à l’écran se pose alors : on se souvient des partis pris de Lanzman dans Shoah, László Nemes dans Le fils de Saul ou, plus récemment de celui de Jonathan Glazer dans La Zone d’intérêt : reléguer la barbarie hors champ. Le choix de Serebrennikov est plus frontal, et pourra susciter des réactions épidermiques. C’est à la faveur de films amateurs, en couleur, que le cœur du Mal est montré : toujours au diapason de l’esprit déviant de Mengele, dans une humeur nostalgique des jours heureux. Une douloureuse piqûre de rappel, qui refuse au film de se cantonner à la réflexion philosophique d’un vieillard croupissant dans son absence de châtiment, et crie aux spectateurs du XXIème siècle la possible résurgence de l’ère des ténèbres.

Sergent_Pepper
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