Plusieurs éléments me font penser qu'avec ce film, le cinéaste russe le plus en vogue aujourd'hui, construit un dialogue avec son film précédent "Limonov, la ballade" mais va même jusqu'à ouvrir un nouveau chapitre de son œuvre.
La première idée qui selon moi témoigne de ce dialogue, tient dans ce qui est considéré comme le point fort du réalisateur, sa mise en scène. "Limonov" tendait déjà à, non pas partir d'une mise en scène virtuose pour élaborer à partir de celle-ci une narration dont les articulations logiques répondraient à sa scénographie, mais de plutôt partir d'un personnage qui à son tour deviendrait le pivot narratif, menant à une réalisation remarquable par sa maîtrise. Dans "La Disparition de Josef Mengele", s'inscrit notablement la seconde idée d'un nouveau départ, d'une nouvelle forme de récit, à travers justement l'alpha qu'incarne le personnage central de l'histoire traitée et qui va ouvrir sur une mise en scène, toujours aussi élaborée, stupéfiante de maîtrise technique et artistique mais résolument plus sobre. Délaissant les grands effets pour travailler davantage la mesure, oubliant la démonstration de force pour interroger la simplicité.
Une autre idée qui joue, je pense en faveur de cette analyse, réside dans le traitement que fait Kirill Serebrennikov de ses personnages, tous les deux étant, et ça a son importance, des personnes ayant existées, "Limonov" était traité sous une forme très romanesque, exubérante, parfois grandiloquente, un portrait outrancier d'une figure controversée, mais qui portait là la limite que j'avais personnellement ressenti après ma séance, qui est l'impression que le cinéaste refusait de porter un regard clair sur les parts sombres de l'homme au cœur de son film. Avec Josef Mengele, on a au contraire un portrait sans concessions, qui ne laisse aucun doute quant au rapport qu'entretien le cinéaste avec son sujet. Mengele n'est pas romanesque il est pathétique, il n'est pas exubérant il est ridicule, il n'est pas grandiloquent il est terrifiant.
Un troisième et dernier point enfin, est à chercher d'après moi dans l'utilisation du noir et blanc, ce choix portant en lui l'écueil d'une esthétisation malvenue est ici abordé avec beaucoup de finesse et de pertinence. Axant son noir et blanc, non pas sur les contrastes mais plutôt sur la notion de noirceur qui habite le film et son point d'intérêt, en cela le film m'a évoqué "M le Maudit" de Fritz Lang par justement cette photographie qui avant de chercher la beauté formelle va souligner la monstruosité du personnage que nous sommes conviés à suivre.
Sachant que les deux films ont été tournés quasiment en parallèle, je perçois désormais "Limonov" comme une introduction, une préface à ce nouveau projet de la filmographie du réalisateur des schizophrénies de la grande histoire russe.
"La disparition de Josef Mengele" n'est pas un biopic, il ne peut pas l'être puisqu'il se focalise principalement sur la période de la vie de ce criminel de guerre dont on ne sait par définition rien ou très peu, puisque celle de la clandestinité dans laquelle il s'est enfui pour fuir l'Europe à la fin de la seconde guerre mondiale. Le film en revanche se propose d'à partir de ce qu'on sait des actions et de la pensée de celui qui fut le médecin en chef du camp d'Auschwitz imaginer quelles ont pu être les sentiments de ce dernier durant cette cavale en Amérique du sud.
Découpant par son montage cet épisode en diverses époques et lieux, avec une fluidité admirable qui jamais ne contrevient à la bonne compréhension du film, le film rappelle ça et là les réalités d'alors qui ont permis à certains des plus hauts dignitaires nazis de trouver asile dans quelques pays sud américains et de là recréer un entre-soi idéologique, qu'il leur était désormais impossible de tenir sur le vieux continent. Ses soutiens et défenseurs s'illusionnant tels les derniers nababs et empereurs de l'empire romain d'Orient sur leur grandeur et l'imminence de leur retour triomphale. Perdus dans la pampa, les zones rurales, entourés d'hommes et de femmes envers qui ils affichent le plus profond mépris, ces nostalgiques du troisième Reich, perpétuent en ces lieux la geste et la symbolique odieuse et suprémaciste de la race supérieure.
Mengele devient alors le symbole ultime du déni, et quand dans un revirement comme seule la réalité peut en imaginer, il se trouve contraint de fuir plus en avant ses actes perpétrés durant sa présence au sein de l'appareil génocidaire nazi, en ajoutant désormais à sa cavale, l'anonymat qui jusque là grâce à son entourage constitué de sympathisants et autres responsables, lui était relativement épargné. Les locaux ne savaient pas, mais ses proches oui et à travers eux et l'évocation permanente de leur pensée totalitaire, raciste, eugéniste, validiste, leur foi inébranlable en la grandeur mythologique de l'Allemagne en dépit des échos qui leur parviennent de la mère patrie exsangue, du grand Reich morcelé entre les vainqueurs, Mengele restait pour eux un symbole majeur et une figure presque messianique. Quelque chose de l'ordre de l'auto persuasion qu'on retrouvait dans un autre film que je vous conseille chaleureusement, qui jouait lui sur une tonalité plus science fictionnelle, où interviennent des concepts comme le clonage humain et qui lui aussi prend comme postulat de départ la présence de dignitaires nazis en Amérique du sud, le très peu commenté aujourd'hui "Ces garcons qui venaient du Bresil" réalisé par Franklin J. Schaffner.
Dorénavant condamné à se terrer comme les rats qu'il associe à toutes les races d'homme qu'il veut inférieures Mengele, ne va pas nous être montré comme un homme qui pris de remords et prenant conscience des atrocités qu'il a perpétré, irait dans sa chute sociale rechercher la rédemption, espérer l'absolution pour son salut, mais comme un infatigable et inoxydable héraut de son idéologie. Non seulement il réfute sa participation aux crimes vis à vis de ses accusateurs, leur niant jusqu'à leur légitimité, mais il va continuer jusqu'au bout à défendre ce qu'il considérait comme son devoir sacré, sauver l'aryanisme. Son racisme ne s'éteindra qu'avec son dernier souffle et cette lutte perpétuelle ne flanchera même pas face aux questions légitimes d'un fils qu'il juge indigne. On a là des symptômes évidents d'une forme extrême de négation, de blocage psy. D'autres ont fait pire que lui et ne sont pas soumis aux mêmes injustices, sa participation a été limitée, ceux qui l'accusent sont ceux qui voulaient déjà tuer l'allemand à la sortie de la première guerre mondiale, lui n'a fait que défendre sa patrie et les siens, l'ange de la mort comme on l'a surnommé se voit lui comme un sauveur injustement traité et méprisé. Sidérant et terrifiant quand dans le rare moment où le film est en couleurs le film montre les souvenirs de Mengele officiant à Auschwitz pour bien rappeler au monde qui il est et de quels actes inhumains il est coupable, et dans quelle banalité du mal chère à Hannah Arendt sa participation s'ancrait.
Mengele mourra sur une plage brésilienne et son corps exhumé des années après, ne sera identifié formellement que des décennies plus tard, ce qui fait qu'il est sûrement le plus grand criminel contre l'humanité à avoir échappé au jugement des hommes à défaut d'avoir échappé au jugement de l'Histoire, un jugement finalement plus total et définitif. Mais comme un pied de nez de celle-ci, je vais boucler sur l'ouverture du film, un cours d'anatomie sur le squelette dans une université brésilienne, durant lequel le squelette humain qui servira de support au cours est celui de Josef Mengele, qui n'a ni le droit à une sépulture où reposer en paix, n'a ni le droit à une personnification comme personnage important, mais se voit même manipulé, insulté par des étudiants de différentes origines ethniques, notamment des jumeaux noirs, renvoyant à son racisme profond et à son obsession pour la gémellité qui sera à l'origine de ses expériences les plus cruelles et monstrueuses.
Film dur, éprouvant, important et il est rare que j'emploie cet adjectif à propos d'une œuvre de fiction, dont mon analyse n'a fait qu'à peine effleurer toute l'invraisemblable horreur qui animait l'idéologie et les actions d'hommes dont on ne cesse de constater l'insondable médiocrité, l'étroitesse d'esprit, dont on ne cesse de questionner comment tant de gens ont pu croire en eux ? Car même si notre monde semble vouloir renouer avec de telles ignominies idéologiques et que hélas la bête brune se régénère sous d'autres formes, d'autres incarnations mais bel et bien les mêmes desseins d'oppression de l'autre, on reste interdits devant la vacuité et l'absurdité de tels discours.