The Favourite, dans la carrière du cinéaste grec Yorgos Lanthimos, ressemble à ces virages artistiques qui déroutent et inquiètent le spectateur, tout du moins celui qui se repaît de son cinéma clivant et impertinent : en investissant un genre aussi codifié et consensuel que le film en costume, en acceptant un scénario écrit par d'autres, notre homme ne serait-il pas en train de se renier et d'entrer dans une sorte de conformisme ?


Fort heureusement, il n'en sera rien, ou presque ! Car si sa mise en scène se veut moins radicale qu'à l'accoutumée, sa verve sarcastique reste inchangée, tout comme le regard sans complaisance qu'il porte sur cet étrange animal qu'est l'être humain. Avec The Favourite, plutôt que de se fourvoyer artistiquement, il corrige même d'une certaine façon les erreurs commises lors de son film précédent, The Killing of a sacred deer, en renouant avec un humour grinçant et jubilatoire qui lui permet d'exceller dans l'exercice satirique et de questionner durablement notre époque, notamment sur la place octroyée par celle-ci à la femme.


Mais si cela est possible, c'est avant tout grâce au remarquable travail d'écriture effectué par Deborah Davis et Tony McNamara. En effet, grâce à leurs plumes, l'univers habituellement clinique du cinéaste se transforme en quelque chose de plus vivant et d'infiniment plus universel ; à l'instar de ces personnages qui ne sont plus uniquement froids et cruels, mais qui deviennent des êtres complexes et ambivalents, capables d'éprouver des sentiments aussi forts que contradictoires (amour, jalousie, etc.). Ainsi, plutôt que de tomber dans la caricature et le manichéisme, The Favourite explore le comportement humain dans toute sa complexité, à travers des figures qui se veulent plus intemporelles qu'historiques, plus symboliques que réalistes.


En effet, même s'il s'intéresse au règne de la reine Anne, dans l'Angleterre du XVIIIe, le film cherche plus à porter un regard contemporain sur les pratiques d'hier qu'a être historiquement exact : si la rivalité des favorites est avérée, certains points sont sujets à caution (le lesbianisme), tandis que d'autres sont tout simplement éludés (quid du mari d'Anne, par exemple). D'une manière générale, le film ne veut pas spécialement réaliste et assume pleinement une théâtralité (découpage en chapitre, personnage fantaisiste ou grotesque...) qui sied à merveille au style aussi étrange que caustique de Lanthimos.


On s'en rend compte rapidement à travers le tableau qui nous est fait de cette monarchie, où le réalisme cru d'un Barry Lyndon semble être traversé, pour ne pas dire transcendé, par l’irrévérence soyeuse d'un Shakespeare ou d'un Molière. La reine par exemple, interprétée remarquablement par Olivia Colman, nous apparaît en premier lieu comme un personnage éminemment grotesque puisque totalement excessif : névrosée, plaintive, inconsolable depuis la mort de ses (nombreux) enfants, elle ne semble être qu'une marionnette aux mains de sa favorite, Lady Sarah, qui la manipule à sa guise. Mais rapidement Lanthimos instille de la nuance à son tableau, et de l'épaisseur à son propos : sans pouvoir faire oublier le ridicule de sa condition, elle s'avère être plus complexe qu'il n'y paraît, plus humaine aussi, en faisant preuve notamment de lucidité à l'égard du monde qui est le sien, où tout n'est plus qu'apparat, hypocrisie et jeu d'influence.


C'est grâce à ce regard qui sait être nuancé et cette mise en scène qui sait évoluer sur plusieurs registres, que Lanthimos renouvelle habilement l'exercice qui lui était imposé, en donnant à son film d'époque aussi bien le mordant de la satire que la réflexivité propre au drame social.


Ainsi, tout sera affaire de contraste dans ce film, contraste entre des femmes au caractère dominant (virilisation, prise de décision sur le plan politique ou sexuel...) et des hommes résolument insignifiants (suiveurs vaniteux, porteurs de perruques ridicules, etc.), contraste entre des comportements qui peuvent être aussi bien faux que vrais, pitoyables qu'émouvant : la gifle précède la première scène d'amour, la souffrance d'une crise de goutte devance le plaisir charnel, l'arrivisme masque parfois des sentiments sincères... Débarrassé de son vernis civilisé, c'est bien l'Homme que l'on entraperçois au grand jour, ni véritablement bon ni totalement mauvais.


Et pour l'illustrer au mieux à l'écran, Lanthimos exploite pleinement les différentes ressources du médium cinématographique. Bien mieux en tout cas que lors du pesant The Killing of a sacred deer. On retrouve ainsi son aptitude à interpeller le spectateur à travers une métaphore animalière qui sait s'orner d'éloquence : tire aux pigeons et giclement de sang viendront expliciter la lutte pour le pouvoir que se livrent Sarah et Abigail ; de même, une course de canards au sein du château, remarquablement filmée au ralenti, suffit à nous renvoyer l'image d'une basse-cour où les nobles aristocrates ne seraient que de vulgaires volailles... tout cela est très efficace bien sûr, tout juste pourra-t-on regretter certains plans un peu trop insistants (comme le final sur la portée de lapins).


Mais notre homme ne s’arrête pas là et excelle notamment dans la composition des plans, opposant par exemple les scènes d’intérieur, filmées à la bougie, avec celles en extérieur, où les rayons du soleil transpercent difficilement un ciel nuageux, afin de diffuser l'idée d'un monde sombre et artificiel, à mille lieux du « vrai monde » où le peuple subit une nouvelle fois les affres de la guerre. Une mise en scène remarquable car elle sert le propos du film, et notamment son cynisme : car, c'est dans l'intimité des chambres que se joue bien souvent le destin du peuple, certaines décisions politiques étant prises suite à une frustration sexuelle ou une peine de cœur. D'une manière générale, le rapport à l'espace et le travail sur la profondeur de champ, avec notamment le recours au fish-eye, lui permet de mettre en perspective le ressenti de ses personnages, leur fragilité ou leur solitude, comme lorsqu'il filme les errements dans les longs couloirs ou les silhouettes perdues dans un décorum bien trop grand pour eux. Finement allusive, sa mise en scène s'avère malheureusement un peu redondante, ronronnante diront même les esprits chagrins.


Mais qu'importe cela au fond, The Favourite se distingue avant tout par la place de choix qu'il réserve à la femme, en s'intéressant tout particulièrement à la guerre qui fait rage dans les coulisses du pouvoir, entre Lady Sarah et sa cousine Abigail. Sans être féministe pour autant – on imagine d'ailleurs difficilement Lanthimos dans ce type d'exercice - le film a au moins le mérite de questionner l'ambition et les rapports de domination à travers un regard féminin. C'est une manière surtout subtile de critiquer, en creux, des comportements qui s'avèrent être bien souvent masculins ! Car les femmes, en agissant comme des hommes, vont finir par ternir leur image et souiller leur valeur : plus cupides, plus fourbes, et finalement moins humaines ou civilisées... le constat est terrible pour l'homme, et il l'est d'autant plus que ces dames parviennent à briller lorsqu'elles s'opposent au comportement masculin : c'est parce qu'elle a connu très jeune la violence masculine auprès de son propre père, qu'Abigail est devenue aussi lucide, cherchant à travers l'arrivisme et l'ambition les gages de son émancipation.


Créée

le 10 sept. 2023

Critique lue 38 fois

4 j'aime

Procol Harum

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