Trois ans après son dernier film Quelques heures de printemps, le réalisateur français Stéphane Brizé fait son retour par la plus grande des portes. Sélection -disons le clairement- inattendue pour La Loi du marché dans la compétition officielle, l’estimé Stéphane Brizé n’était pourtant pas le plus évident représentant d’un cinéma français actuellement à la recherche de renouvellement. Ses films ont toutefois obtenu des succès relativement bienvenus et jamais encore il n’a été confronté à l’échec. Avec ses précédentes productions où le sujet central était la naissance des sentiments, on dit de lui qu’il est un cinéaste pépère, dont les films ne servent finalement qu’à stimuler les quinquagénaires en maison de retraite. Avec La Loi du marché, cet originaire de Rennes entend bien briser les préjugés à son égard. En portant un regard déstabilisant et profondément intimiste sur le monde socio-économique qui l’entoure, jamais son cinéma n’a été aussi radical. Dans une sélection présidée par les frères Coen dont on attend une certaine fantaisie, La Loi du marché est un film dans la pure tradition du formalisme cannois. Celui-là même qui aime s’émouvoir devant des drames sociaux forts, intimistes et déstabilisants. Le film de Stéphane Brizé va plus loin que ce simple postulat et forge littéralement le respect. Et c’est peu dire que Vincent Lindon y est pour beaucoup dans ce portrait de la dégringolade sociale d’un homme.


Cinéaste de l’intime, Stéphane Brizé trouve avec La Loi du marché une certaine consécration puisqu’il s’agit de sa première sélection cannoise. Fort d’une certaine notoriété hexagonale grâce à un César (Meilleure Adaptation) obtenu avec Mademoiselle Chambon en 2010, Stéphane Brizé est désormais sous le feu de tous les projecteurs. Et surtout dans le collimateur de toute la presse internationale. Tout dans La Loi du marché laissait transparaître un film social dont les références pouvaient se trouver du côté des Dardenne et de Ken Loach. Au fond, La Loi du marché les assume implicitement et s’en accommode très bien. Le film offre un regard brut, radical et sans concession sur le monde social, la crise financière et l’appétit sans fin des grands groupes. La Loi du marché nous met face à une évidence à laquelle on souhaite échapper, par tabou ou par honte. Celle d’un marché -et non plus d’un monde- où l’individualisme (jamais l’égoïsme) semble être l’unique alternative pour persévérer dans ce milieu concurrentiel. Quand l’emploi manque et que son voisin mange à sa fin, jusqu’à quel prix peut-on aller pour subsister dans cette existence vaine et morne ? Stéphane Brizé n’a que faire de critiquer le contexte maladive d’une société matérialiste qui ne croît exister que par l’étalage et la possession d’objets. La Loi du marché est un film qui s’élève au-dessus de tout ça et évite de rabâcher ce qui a déjà été maintes fois dit. A travers ce personnage hésitant et oppressé, le cinéaste s’intéresse au langage et à la difficulté de s’exprimer dans un monde où la parole est devenue automatique. Thierry, le personnage de Vincent Lindon, ne sait jamais comment s’exprimer verbalement et physiquement pour correspondre aux critères d’un système exigeant. Dans un entretien Skype, sa posture voûtée et sa parole fébrile témoigne d’une hésitation. Pour pallier ce défaut de langage, il va jusqu’à s’inscrire dans un stage pour mieux se vendre auprès des employeurs. Mais même là, il subit l’humiliation de ses pairs qui n’hésite pas à lui faire les reproches les plus difficiles à entendre. Avec sa carrure imposante et son air accablé, Vincent Lindon est une brute au grand cœur. Mais pour répondre aux besoins familiaux, il ne lui reste plus qu’à se plier sous les impératifs sans fin d’un système affamé. A côté de ce personnage, il y a des produits générés par ce marché comme ce responsable des ressources humaines avec son langage travaillé, rassurant, mais trop mécanique pour y croire. Il semble réciter une leçon apprise par cœur. Chaque dialogue d’un pion de la hiérarchie est l’occasion d’y voir un produit formaté dont les mots maîtrisés témoignent également de l’hypocrisie d’un système qui pense à la rentabilité, avant même les éléments qui le composent.


Le réalisme du film lui confère un style documentaire que ne renieraient ni Ken Loach, ni les Dardenne. Pour ce film, le cinéaste s’est adjoint les services d’Eric Dumont, un jeune chef opérateur dont l’expérience ne se cantonnait jusqu’alors qu’à la direction photographique de documentaire. Dès lors, La Loi du marché est davantage à trouver du côté du documentaire que celui de la fiction. La caméra est collée au plus près de Thierry mais elle s’autorise instinctivement à détourner le regard et focaliser son attention ailleurs. Un employé de Pôle Emploi, un délégué syndical, une caissière, tous ces personnages de l’ordinaire ont droit à leur instant sous les projecteurs. Une authenticité rare que l’on ne trouve que dans les films du réalisme social européen. Quelques notes joviales parsèment le récit mais généralement, le personnage de Vincent Lindon est sans cesse en train se battre. Chaque jour semble être un duel inévitable et la caméra n’hésite pas à faire des va-et-vient de la gauche vers la droite, comme un échange de coups, pour capter intimement le combat qui se déroule sous nos yeux. Au Pôle Emploi, à la Banque, en entretien, en formation, Thierry est constamment amené à encaisser ces coups. Et si des cours de danse peuvent le détourner quelques instants de tous ces combats du quotidiens, Thierry est bien trop vite ramené à la dure réalité. Celle de survivre pour subsister aux besoins de sa famille. Quitte à tout accepter jusqu’au moralement inacceptable. Pour le spectateur, La Loi du marché peut vite devenir anxiogène. A force d’étouffer ses personnages, de coller la caméra au plus près des visages et de les enfermer dans des espaces clos, le film en devient dérangeant et moralement difficilement supportable. Comment ne pas être gêné, prêt à baisser le regard comme Thierry, lorsque des employés de supérettes doivent se justifier et s’humilier devant le système pour quelques coupons de réductions volés ? Au fond, c’est ça la loi du marché, celle de devoir constamment se courber et de montrer la fébrilité des hommes. Les seuls moments de répit se trouve à la maison mais Stéphane Brizé prend soin de les rendre très brefs pour revenir aussi vite à ces huit heures de travail quotidien. Assurément pessimiste, le film laisse une durable impression. C’est tout l’enjeu du film pour Stéphane Brizé que de mettre mal à l’aise son spectateur. Il n’hésite pas à grossir les traits en se rapprochant parfois d’un certain misérabilisme avec ces personnages accablés qui se succèdent ou ce fils handicapé. Mais sans jamais s’y attarder car il préfère revenir sur le visage de Vincent Lindon, souvent net face à des personnages flous. Comme s’il refusait de voir tout ce qui se passe. « Est-ce-que ça fait de moi un lâche ? » déclare-t-il devant un délégué syndical. Le silence suscite la réflexion. Oui, non, peut-être.


Le film pousse le pessimisme jusque dans une ultime séquence où Thierry quitte subitement son poste. Il prend ses affaires, monte dans sa voiture et trace sa route loin du supermarché. Qu’est-ce-que cela peut bien dire ? Que Thierry n’est plus capable de supporter ce système et qu’il s’en éloigne ou tout simplement qu’il quitte son poste comme tous les jours, prêt à revenir le lendemain ? Chacun jugera à sa manière cette séquence qui conclût brutalement le long métrage.


Si le film épate autant qu’il dérange par son parti-pris documentaire, c’est surtout la performance impeccable de Vincent Lindon, véritable colonne vertébrale du film, qui prouve -s’il fallait encore en douter- qu’il est l’un des très grands du cinéma français. Une vraie gueule ce Vincent, sans cesse sur le fil et dont les traits tirés du visage cache un désarroi et une bombe prêt à exploser à n’importe quel moment. De temps à autre, il esquisse un discret sourire et range sa fierté de côté pour abandonner une larme que l’on ne saurait que trop voir. Derrière ce visage rugueux abîmé par les années de douleur, il lutte, lutte et lutte encore pour ne pas finir écrasé sous un système qui ne lui laisse aucun répit. Pour l’accompagner, Vincent Lindon est entièrement entouré de comédiens non professionnels, de gens dont la profession dans le film est également celle qu’ils occupent dans la réalité. Ayant toujours fui les projecteurs et la vie médiatique, Vincent Lindon témoigne d’un engagement social qui fait la force du film et lui confère une authenticité d’autant plus remarquable. Ce n’est pas un acteur qui court après les cachets (il a considérablement réduit son salaire pour ce film), mais est sans cesse dans la recherche du rôle engagé. Ils sont rares les acteurs à privilégier autant ces performances que les grands textes de la littérature française ou les grosses productions. Vincent Lindon est un acteur à ranger du côté des grands noms du cinéma français comme Jean Gabin ou Gérard Depardieu, lorsqu’il ne fait pas le mariole. Dans l’attente de son rôle dans Valley of Love de Guillaume Nicloux, ce dernier semble être d’ailleurs son seul concurrent direct au Prix d’Interprétation Masculine.


La Loi du marché est un film sur un système qui ne laisse aucune marge à ses rouages. S’autorisant les offenses et les humiliations les plus infâmes, la machine est constamment en train de vaciller, prête à exploser. Étouffant de réalisme, précis dans son sujet, parfaitement incarné par Vincent Lindon, La Loi du marché s’impose comme un outsider idéal dans le palmarès cannois. Le film n’a cependant pas besoin de la reconnaissance de ses pairs pour exister. L’efficacité du récit tient dans sa transmission glaçante d’une réalité sociale auquel on participe autant qu’on souhaite en échapper. Si le jury l’oublie, les spectateurs, eux, n’y seront pas insensibles.


EDIT : Le Jury n'a donc pas été insensible à la prestation de Vincent Lindon. Très justement récompensé du Prix d'Interprétation Masculine, ce dernier est amplement mérité pour cetrès grand acteur français qui ne l'aura pas volé.


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Softon
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le 19 mai 2015

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Kévin List

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