On le dit à chaque film de Eastwood, parce qu'il se fait vieux, mais à chacun de ses films on a l'impression de voir son testament. D'autant plus que cette fois, après le superbe Gran Torino, il y a bien longtemps, Eastwood revient devant la caméra. On voit ainsi à l'écran un quasi nonagénaire, ce qui n'est pas si courant dans un cinéma marqué par le jeunisme. C’est le retour du Eastwood que j’aime, introspectif, social, loin des embardées patriotiques de ces dernières années et des biopics convenus. On mesure la chance aussi qu’il soit encore là, à poursuivre son immense carrière.


Le film parait d'autant plus testamentaire qu'il commence et finit par les fleurs, ce symbole de la mort, de l'hommage, du deuil. On voit Clint Eastwood à l'écran, presque dans son propre rôle, toujours dans son personnage de vieux grincheux bourru et sans filtre. Un homme fatigué, à la voix chevrotante, les bras chétifs et veineux, la vieillesse se lit partout sur son corps, qui jardine, inlassablement, qui travaille, à quatre vingt balais, qui transporte ses fleurs dans son énorme pick-up, brouillé avec sa famille, qui sifflote et chantonne de vieux tubes américains, vétéran de la guerre de Corée à l'insulte facile. Le travail, la réussite, l'Amérique qui trinque, paye ses impôts, cultive son jardin et les traditions, voilà celle qui botte au vieux Clint.


Eastwood filme l'Amérique "moyenne", celle qu'il affectionne, une Amérique un peu laide mais vraie - l'histoire dont est tirée le film l'est d'ailleurs, sans filtre, celle des motels immondes, des aires d'autoroutes, des fast food, des grosses voitures et des cylindrés polluants à l'extrême. C'est peut être cette Amérique, un peu trumpiste, qu'une partie des élites hollywoodiennes et américaines refuse de voir qu'Eastwood filme, inlassablement. De Mystic River jusqu'à aujourd'hui, il la filme, encore et encore avec obstination.


Car le film est un film intimiste, social, politique, testamentaire. Oubliez l'histoire du cartel de drogue mexicain. Elle est le fil rouge mais parait secondaire par rapport au vrai propos du film. En effet, il y a peu de scènes d'actions, peu de péripéties, l'enquête policière est banale. D'ailleurs le personnage de Eastwood se retrouve à faire la mule presque par hasard, parce que fauché, vieillissant et rendu naïf par l'âge, avant de pleinement assumer son rôle, appâté par l'argent, le miroitement du rêve américain. Il ne comprend d'ailleurs plus grand chose à la société américaine contemporaine, fustigeant internet, les téléphones portables avec lesquels il se bat pour envoyer un simple texto, parlant comme autrefois : "negro" en parlant à des noirs, "guines" en s'adressant à des motardes LGBT qui se moquent de lui parce qu'il les prenait pour des hommes, l'insulte toujours facile, aussi rapide que la gâchette du Blondin des films de Leone. On rit, on s'émeut, on oublie vite les raisons du périple. Il est en décalage, n'en fait qu'à sa tête et trompe tout le monde avec une chance presque insolente.


Le voilà embarqué dans cette odyssée criminelle, bientôt meilleure mule de tout le cartel mexicain, si bon qu'il finit par être invité par le grand patron, un millionnaire qui vit dans une somptueuse villa, entouré de femmes bimbos et légères qu'Eastwood reluque en papi lubrique. Il touche du doigt un rêve de gloire inespéré, lui qui était au fond du trou. Il paye des coups à ses copains, s'achète un nouveau pick-up, retape le bar d'un vieil ami, il profite, savoure les derniers instants.


Mais il se rend compte de sa fuite, une fuite de son passé, de sa famille qu'il a oublié, de son ex-femme mourante, de sa fille dont il a raté le mariage et qui ne lui parle plus. Il faudra payer, il le sait. La fin du film d'ailleurs revient sur le thème cher à Eastwood, celui de la rémission. En bon chrétien et américain il met en avant la droiture et les lignes de conduite morale, tout en montrant la violence d'une société, celle des cartels de drogue criminels, mais aussi celle d'une société individualiste où règne une sorte de loi de jungle ou du far west. Mais il croit au rachat des fautes. Il est indulgent avec le pire criminel et sévère avec lui-même. Il croit en la justice et à la droiture morale et place sa foi dans les valeurs de son pays en patriote absolu. Pourtant, il fait preuve aussi de tendresse, de légèreté, de décontraction. La vieillesse assagit. Reste le papi provocateur mais touchant.


Le testament défile à l'écran. Eastwood filme la route, l'Amérique western, dans le Texas rutilant, sorte de rêve américain brisé. Il brasse toute sa filmographie, toutes les thématiques les plus importantes de sa carrière, parfois c'est un peu patraque, presque vain, léger, évanescent, oubliable. Bradley Cooper et Laurence Fishburne en agents de la DEA font presque figuration, leur intrigue importe peu. Eastwood, par rapport à eux, crève l'écran, c'est dire ! Et on en redemande avant que le rideau à jamais ne retombe.


Le mythe américain semble toujours se briser avec Eastwood, tout comme les rêves, les espérances. On craint toujours peu qu'il ne s'effondre mais il tient toujours debout. Il fait pourtant partie du mythe, lui qui accompagne des générations de cinéphiles depuis des décennies, éternel, un des derniers géants encore vivant d'un âge hollywoodien brillant. Sa filmographie fait rougir d'envie, son talent, éclatant et encore vivace, malgré sa teinte crépusculaire, irradie encore et encore le film. Il filme ce qui lui est cher, accompagné d'ailleurs de sa fille (Alison Eastwood) à l'écran. A croire que son personnage est un peu - beaucoup - lui-même, qu'il continue de régler ses comptes et les rendre à ses proches. Voilà qu'il s'excuse, qu'il lâche un "je t'aime" à son ex-femme (Dianne Wiest, touchante) comme si finalement il n'y avait que ça qui comptait. La famille, c'est ce qu'il rabâche aux voyous du cartel ou aux agents de police, c'est la leçon qui leur dispense, à eux, à nous, et à toute l'Amérique : soignez vos vieux, aimez vos femmes, élevez vos enfants. Moi j'ai pensé qu'à ma gueule et à ma carrière et c'était du bullshit. On a besoin décidément de la sagesse des anciens. La morale est simple, presque fleur bleue mais universelle.


Revisitant le road movie, abreuvé de vieux airs américains, Clint reprendra la route, jusqu'au dernier voyage. On a the road again, again et à jamais a poor lonesome cowboy.

Tom_Ab
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le 24 janv. 2019

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Tom_Ab

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