Réalisatrice aussi rare que précieuse, Lucile Hadžihalilović nous avait habitué à des délais beaucoup plus long entre la sortie de chacun de ses films (rappelons quand même que onze ans séparaient Innocence et Evolution !). Découvrir son nouveau long-métrage quatre ans à peine après l’hypnotique Earwig ne pourra donc que réjouir les adeptes de ce cinéma unique en son genre et résolument à la marge de la production française contemporaine, ou au contraire exaspérer à juste titre ceux qui ne goûtent guère à ce genre de formalisme extrême et souvent proche de l’hermétisme (bon, au vu de ma note, je pense qu’il est inutile de préciser dans quel camp je me situe). Il n’est d’ailleurs pas inutile de supposer que la radicalité stylistique de la cinéaste, comme à son habitude, refroidira plus d’un exploitant et condamnera d’office La Tour de glace à ne pas franchir les cercles d’initiés. A moins que le marketing ne décide de se focaliser sur le fait que le film adapte le conte La Reine des neiges de Hans Christian Andersen, une stratégie risquée qui risque de faire salement déchanter les spectateurs se rendant en salle avec le classique Disney en tête.
Car ici, il n’est clairement pas question de pouvoir de l’amour, de chansons entraînantes et d’animaux rigolos. Si Hadžihalilović extrait du conte originel sa substantifique moelle, ce n’est que pour mieux l’adapter à son univers fait d’onirisme poétique, de lenteur hypnotique, et de cette sensation troublante de se retrouver piégé au sein d’un rêve (un cauchemar ?) dont il semble impossible de s’éveiller. A ce sujet, on ne pourra que louer la photographie de Jonathan Ricquebourg, déjà à l’œuvre sur Earwig, et qui participe grandement, aux côtés des sonorités mystérieuses composées par Etienne Haug et Ken Yasumoto, à l’inquiétante étrangeté imprégnant chaque seconde du film. Se basant sur le dernier chapitre de l’histoire d’Andersen, consacrée à la découverte par l’héroïne de la souveraine glaciale et solitaire dans son magnifique palais, la cinéaste transpose ces deux personnages dans les années 70, faisant de Gerda une jeune orpheline en fuite ayant trouvé refuge dans un studio de cinéma, et de la Reine des neiges l’actrice interprétant le rôle-titre dans l’adaptation du conte. Une démarche qui, loin de se limiter à une réflexion purement méta sur le cinéma, ne fait que brouiller davantage la frontière entre illusion et réalité, les deux s’imbriquant dans un jeu de miroirs permanent entre les différentes scènes (annoncé dès l’ouverture lors d’une séquence kaléidoscopique). Avec en prime un Gaspar Noé dans le rôle du réalisateur, et qui semble décidément beaucoup s’amuser, en témoigne Love, à apparaître à l’écran affublé d’un postiche impayable.
Au sein de cette splendeur esthétique, la réalisatrice se focalise sur l’interaction entre Jeanne (Clara Pacini dans son premier rôle) et Cristina, interprétée par Marion Cotillard, qui retrouve Hadžihalilović plus de vingt ans après Innocence, et dont le regard intense restitue à merveille le caractère insaisissable de son personnage et l’ambigüité de la relation l’unissant à la jeune fille. Entre projection maternelle, désir sexuel trouble, domination insidieuse, et allégorie du vampirisme, la cinéaste poursuit à travers ce lien la métaphore de la transition vers l’âge adulte, une thématique qu’elle n’a cessée de développer au cours de sa filmographie. Une œuvre finalement connectée dès ses débuts à l’univers des contes, partageant avec eux cette réflexion sur l’ambivalence du regard de l’enfant posé sur le monde extérieur, entre pureté de l’émerveillement et angoisse de la perte inéluctable de l’innocence.