Quand on ne connaît Oslo qu’à travers les thrillers de Jo Nesbø (une sale ville glaciale où s’entretuent dealers et toxicos, et où rôdent les serial killers les plus pervers de la planète), on a du mal à faire coller cette image apocalyptique avec la ville – quasi provinciale du point de vue des grandes capitales européennes – que Dag Johan Haugerud filme dans Amour, le second volet de sa Trilogie d’Oslo (inspirée par ailleurs de la « trilogie des couleurs » de Kieślowski, c’est-à-dire nous proposant trois histoires, indépendantes, construisant un panorama contemporain de l’amour).

Cette cité, que l’on parcourt ici, principalement quand même en empruntant un ferry la reliant à d’autres agglomérations du fjord, est solaire et sereine. On s’y baigne tranquillement à toute heure du jour et de la nuit dans le port à côté des bateaux, on y disserte gentiment sur ses centres d’intérêts (la géologie, etc.), sur la politique urbaine (comment célébrer l’anniversaire de la ville ?) et sur, quand même, ce qu’est l’amour aujourd’hui (quand on fait partie de la bourgeoisie quadragénaire blanche européenne). Mais cette ville existe-t-elle vraiment, ou bien n’est-elle que le fantasme inversé de celui de Nesbø , un îlot de tranquillité ensoleillée, magnifié par l’image et le filmage très « ligne claire » de Haugerud ? C’est une question qui peut sembler futile par rapport au propos « officiel » du film, mais ça ne l’est pas, car on objectera facilement que le vrai sujet du film, et peut-être de la trilogie (comme son titre l’indique en fait assez honnêtement), c’est la ville d’Oslo.

Car plutôt que parler d’amour comme le faisait Rohmer (auquel on ne peut éviter de penser ici) au siècle dernier, en inscrivant ses dialogues littéraires dans la ville de Paris comme décor réaliste de jeux de l’amour et du hasard, Dag Johan Haugerud parle en fait d’Oslo, à travers les dialogues – plutôt théoriques – de ses personnages réfléchissant à la meilleure manière de servir la cité et ses habitants. Au point où l’on se demande rapidement si son propos est de parler de l’amour, dans le sens traditionnel, romantique, du terme, ou de réfléchir à la manière dont « l’amour de l’autre » peut être transmis de manière fonctionnelle, efficace et pourtant humaine et sincère, par ceux qui travaillent dans et pour la ville. Soit un sujet original, mais pas forcément aussi universel (et passionnant) qu’on l’imaginait avant de rentrer dans la salle de cinéma.

Il faut d’ailleurs se retenir de ne pas grincer les dents devant la présentation, caricaturalement « woke », mais apparemment délivrée sans ironie, par la fonctionnaire expliquant la signification des fresques sur l’hôtel de ville. Chez Rohmer, le ridicule du discours « normé » de la jeune femme l’aurait précipitée dans une série de situations mettant à mal ses certitudes, et dévoilant le manque de profondeur et de sincérité de ses propos : ici, Dag Johan Haugerud se contente de faire admettre à son personnage qu’elle a bien du mal quant à elle à vivre « l’amour libre ». C’est assez léger.

Les grandes qualités du film, qu’il convient de pointer même si l’on s’ennuie un peu au fil de deux heures d’une durée excessive, sont le jeu des acteurs, très fin, ainsi que l’attention patiente – et pourtant lucide – avec laquelle leurs dialogues sont filmés. Là, on est plutôt du côté de Bergman, auquel on pense également souvent durant Amour. Mais un Bergman qui n’oserait pas se frotter à la noirceur de l’âme humaine, et resterait prudemment à la surface des êtres. Et des mots.

Bref, la comparaison entre Haugerud et Rohmer ou Bergman n’est pas à l’avantage du réalisateur norvégien, et on aurait bien envie de classer cet Amour parmi les films à demi-ratés que l’on oubliera immédiatement tant ils sont superficiels, s’il n’y avait, au sein de cette approche « chorale » de la vie de fonctionnaires osloviens, un fil narratif bien plus fort, bien plus convaincant. L’histoire de Tor, l’infirmier homosexuel (incarné par un Tayo Cittadella Jacobsen solaire) en quête de sexe, mais surtout offrant généreusement son attention et son amour aux gens autour de lui, est une pure merveille. Le fait d’y intégrer une approche très réaliste des conséquences d’une opération de la prostate s’avère un véritable coup de maître : le film, montrant sans pudeur inutile les contraintes de la vie post-opératoire d’un patient, et prenant le temps de détailler la patience et la tendresse que lui manifeste l’infirmier amoureux, s’élève alors à un niveau que l’on désespérait de le voir atteindre. Dans ces quelques scènes aussi perturbantes que magnifiques, Amour se révèle enfin à la hauteur de son titre, et du projet de Dag Johan Haugerud.

Et l’émotion nous submerge, enfin.

[Critique écrite en 2025]


https://www.benzinemag.net/2025/07/15/la-trilogie-doslo-amour-de-dag-johan-haugerud-entre-bergman-kieslowski-et-rohmer/


Eric-BBYoda
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le 16 juil. 2025

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Eric BBYoda

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