Au cœur de la médina, Halim et Mina font perdurer l'art ancestral de la confection artisanale des caftans, dans leur petite boutique atelier, il n'y a pas de place pour les machines et ici, un caftan se mérite, le savoir faire transmis depuis des générations dans la broderie, la passementerie et l'ornementation, le travail des différents tissus, ainsi que les conseils aux clientes afin qu'en fonction tant de leur physique, que de leur choix des matières premières, leur caftan soit à la fois une pièce unique, qui reflète leur personnalité, qu'une œuvre d'art appelée à durer, il est d'ailleurs dit à un moment au détour d'un dialogue qu'un bon caftan doit survivre à sa propriétaire, concourent à inscrire l'environnement du film dans une atmosphère emprunte de sérénité, de volupté et d'une réalité qui reste malgré tout tangible. Tout ceci oblige à penser avec minutie, mais surtout avec patience et une cliente, même fortunée, même socialement établie, pourra se voir proposer le remboursement de son avance si elle exige du maître artisan un travail contraint à l'exécution rapide.


Le film épouse ainsi un premier postulat, celui du temps qui passe, le rythme des journées, le cérémonial que l'on peut mettre dans les actes simples du quotidien qui, pour qui en est acteur finissent par être une forme de privilège, celui d'être là avec l'être aimé, bercés d'une douce torpeur et dans laquelle un simple café en terrasse, une chicha savourée à deux, une mandarine offerte comme un trésor riche de tout l'amour qu'on dédie à celle qui vous accompagne, un repas prétexte à se raconter les choses sans prétentions qu'on tait aux autres, "ne rentre pas trop tard, surtout ne prend pas froid", sont un écho cinglant à ce sentiment à la fois universel et rare, l'amour.


L'amour, c'est évidemment le thème central du film, l'amour évident entre Halim et Mina, mais si le film ne fait guère mystère de l'homosexualité d'Halim pour le spectateur, il raconte en revanche que dans son monde, dans sa réalité, ceci est un secret, presque un tabou et qu'il vit ses aventures en catimini, que chez lui les mentalités ne sont pas encore disposées à tolérer cela, son couple avec Mina par contre ne semble pas être le moins du monde entravé par ce fait, elle l'a accepté et surtout compris depuis longtemps et elle garde son secret sans reproches, ni ressentiments, et quand l'appel de la chair se fait sentir, le devoir conjugal se fait dans le respect mutuel de l'un comme de l'autre et l'espèce de maladresse qui transparait en devient touchante et belle dans une geste d'une délicatesse stupéfiante.


La réalisation, que j'ai trouvé sublime dans son absence de velléités à être démonstrative, c'est sobre et élégant, ouvragé quand il le faut, pertinent à pleins d'endroits, mais surtout j'ai été sidéré et je dois le dire conquis par la pudeur qui se dégage du film, tout est question de suggestion, d'une main sur un revers, d'une aiguille qui s'enfonce dans un tissu, d'une mandarine qu'on épluche, d'un regard échangé, d'une porte qui se ferme ou d'un corps allongé en fièvre ou en sueur, cette pudeur, qu'il ne s'agit pas de confondre avec de la pudibonderie, loin s'en faut, rend l'ensemble terriblement érotique et la maîtrise à ce propos du hors champ, libère un imaginaire volontiers sensuel, foncièrement sexuel, qui a en plus la grande politesse de garder l'universalisme de la chose et de n'être ni un acte militant pro LGBT, ni un précis comparatif des diverses formes d'amours présentes, mais juste une évocation du plaisir au sens physiologique. Le film illustre ce qui à mon sens caractérise l'iconographie orientale et maghrébine, cette capacité à dans un plan, une photo, évoquer tout en dissimulant, illustrer tant Eros que Thanatos, la lumière et l'ombre.


La quiétude bien sûr ne peut s'éterniser et le trouble viendra d'abord de Youssef, jeune apprenti, dont on devine assez vite l'attirance qu'il a envers Halim et qui aux yeux de Mina incarne une sorte de rival, mais quand dans le même temps, la maladie s'invite avec son diagnostic sans appel, ce rival, pourrait au final devenir un allié et un espoir pour l'après, lorsqu'elle aura quitté ce monde, se joue alors entre elle et lui un jeu tout en finesse, en méfiance qu'il faut résorber, en confiances qui se gagne ou se donne, jusqu'à la certitude réciproque et la réciprocité dans ce que réserve les lendemains, permettant à YY l'apaisement total au moment de se retirer.


L'ensemble est porté par un trio de comédiens épatants, il y a d'abord Lubna AZABAL qui incarne Mina, qui n'est pas inconnue sous nos cieux et qui ici incarne une dualité bluffante entre une fragilité qui se joue sur son physique et une force absolue dans son approche de la vie, elle est le socle, les fondations de ce couple et face à elle ou plutôt à ses côtés, la prestation sidérante de finesse, d'intelligence de Saleh BAKRI, acteur palestinien que personnellement je découvrais et qui m'a impressionné par sa capacité à jouer l'évolution de son personnage, sa façon de faire évoluer sa façon de se mouvoir et d'ainsi montrer en quoi d'un personnage plus effacé, plus discret il finit par la force des choses par devenir cet homme fort que sa femme peut laisser sans trop d'inquiétudes, il est en plus d'une beauté irradiante. Pour compléter ce duo, Ayoub MISSIOUI campe un apprenti tentateur tout à fait respectable et notable.


Enfin dans un dernier geste de défi aux carcans de la tradition et du syncrétisme entravant de l'immobilisme religieux mortifère qui infuse la société, Halim offre à Mina le caftan qui a été le fil rouge du récit, comme un dernier cadeau empli de tout l'amour qu'il lui voue en dépit de ses préférences sexuelles, comme une forme quelque part de sortie du placard, je met au défi quiconque doté d'un cœur et d'un semblant d'âme de ne pas être bouleversé et ému aux larmes devant ce geste. Le plus bel Adieu qu'on puisse imaginer.

Créée

le 29 déc. 2023

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