(...)
Un soldat jeune, bouche ouverte, tête nue,
Et la nuque baignant dans le frais cresson bleu,
Dort ; il est étendu dans l'herbe, sous la nue,
Pâle dans son lit vert où la lumière pleut.

(...)
Les parfums ne font pas frissonner sa narine ;
Il dort dans le soleil, la main sur sa poitrine,
Tranquille. Il a deux trous rouges au côté droit.


Ces vers, tout Francophone les a lu ou entendu au moins une fois dans sa vie. Francophile, europhile, citoyen du monde, Luchino Visconti y-a-t-il songé en concevant cette scène précoce dans laquelle le prince de Salina, en POV, découvre le cadavre d'un jeune tirailleur de l'armée royale des Deux-Siciles venu trépasser dans son jardin ? J'aime à le penser, tant le spectacle de cet infortuné Marie-Louise méridional m'évoque son cousin du poème de Rimbaud, dont les jeunes années ont été sacrifiées sur l'autel d'une cause toute aussi désespérément anachronique. L'ombre de Napoléon III "le petit" plane au-dessus de l'un comme de l'autre, ressemblant moins à celle de l'aigle qu'au sur-place du vautour.


Mais quelle indécence, tout de même, que d'oser venir rendre son dernier souffle au pied-même de la noble demeure des Salina ! Ce siècle ne respecte décidément plus rien... et voilà qu'on en tire des poèmes, de cette vulgarité ! Zabo, héroïne du deuxième cycle de la BD Les Passagers du Vent, pestait elle aussi contre ces poètes maudits qui trouvent l'inspiration dans les pires calamités plutôt que de nous recycler Tristan et Yseut. Il faut reconnaître qu'il est assez incongru, ce macchabée dont l'oraison funèbre est le chant des cigales. Rimbaud rencontre Mistral, en somme...


La caméra de Visconti se garde de trahir le ressenti du prince, mais on se doute que dans sa clairvoyance, il songe à son neveu bien-aimé Tancredi. Tancredi, Zabo, le dormeur du Val, celui de la Villa Salina... en d'autres temps, en d'autres lieux, tous ces jeunes gens auraient pu être amis, ou tout du moins débattre de leur conception de la vie, de la politique, de l'honneur autour d'un verre. Tancredi aurait probablement été le plus enflammé, quoiqu'il aurait très bien pu perdre à l'usure, lui dont les passions sont bien éphémères et inconstantes. Quelqu'en eut été l'issue, le prince de Salina aurait assisté avec bienveillance à cette innocente passe d'armes, sans jamais se de ce sourire mélancolique qui ne quitte que rarement les minces lèvres de Burt Lancaster durant les trois heures du Guépard.


"Burt Lancaster, le cow-boy ? Jamais !" Telle fut, dit-on, la réaction du ci-devant Visconti lorsque lui a été suggéré le natif de Manhattan pour le rôle-titre du patriarche des Salina, vieille famille de l'aristocratie sicilienne. On ne saurait lui en vouloir, car rien dans la longue carrière en pente descendante du héros de Vera Cruz et Tant qu'il y aura des Hommes n'aurait laissé envisager pareille performance. Et pourtant, au bout de ces trois heures, que dire si ce n'est qu'on a là affaire à la leçon d'un maître ? Je sais que "la magie du cinéma" est un des pires clichés qui soient, mais comment appeler autrement le fait qu'un fils d'immigrés irlandais devienne l'incarnation même de la vieille noblesse européenne ?


La légende veut également que Visconti, d'abord mécontent de ce choix de casting, ait affecté d'ignorer voire malmener sa star d'Outre-Atlantique, lequel ne se serait pas laissé démonter et aurait retourné le Transalpin comme une crêpe en l'espace d'une journée de tournage. Il suffit de voir la classe absolue avec laquelle Lancaster déambule en costume dans son palais ou bien converse dans le plus simple appareil avec son prêtre confesseur pour y croire dur comme fer, à cette histoire.


"Avec un oncle aussi beau et séduisant, il est normal d'être jaloux." Même Tancredi est obligé de s'incliner devant la prestance de son aîné, et je ne peux m'empêcher d'y voir un hommage du pourtant peu modeste Alain Delon. Et pourtant ! Si Lancaster campe le personnage le plus majestueux jamais filmé, a-t-on jamais vu plus beau jeune homme à l'écran que Tancredi Falconeri, aussi à l'aise en camiccia rossa ou en habit de chasse qu'en complet ou en uniforme de la nouvelle armée italienne ? Malgré tout, il n'est qu'un pâle reflet de son oncle, ce que Visconti nous démontre de façon littérale dans un plan magistral où le visage du jeune homme nous apparaît depuis le miroir de poche de Don Fabrizio.


Ce qui fait toute la différence entre les deux hommes, ce n'est point l'attirail, mais ce qu'il couvre : les convictions chez l'un, l'opportunisme chez l'autre. Don Fabrizio refuse le chant des sirènes turinoises tandis que Tancredi, qui commence le film en garibaldien enthousiaste, le termine en justifiant l'exécution de certains de ses anciens frères d'armes... bon sang ne saurait mentir, vraiment ? La pauvre Concetta a bien raison de s'en offusquer et elle n'est pas perdante au change en le laissant dans les bras d'Angelica, même si son propre prétendant (Terence Hill, à l'époque où il utilisait encore son vrai nom de Mario Girotti) est probablement du même acabit...


Une véritable force de caractère digne de la sienne, le prince de Salina ne peut guère la trouver que chez Don Ciccio, garde-chasse et organiste de son fief de Donnafugata. Joué par quelqu'un d'autre que Serge Reggiani, le personnage aurait pu n'être qu'une caricature condescendante, mais l'alchimie improbable entre le cow-boy hollywoodien et le prolétaire franco-italien est tout simplement parfaite, faisant de leur dialogue solitaire dans les collines dorées de Sicile l'un des meilleurs moments du film. Brave et honnête homme, Don Ciccio se fait bien malgré lui le porte-parole d'un petit peuple déboussolé, attaché à sa terre et à ses valeurs chrétiennes, méfiant à l'égard des notables aux dents longues et des technocrates du nord, venus leur vendre des rêves pas si éloignés des "soviets + l'électricité" chers à Lénine. Sans filtres, au beau milieu d'une nature sublime, ce rare exemple d'échange sincère et organique entre les classes est intemporel ; j'irais même jusqu'à dire qu'il est plus brûlant d'actualité que jamais.


Objet de l'ire du garde-chasse, Don Calogero a en effet tout du Peppone des Don Camillio avec sa moustache en brosse, son écharpe tricolore et son penchant pour les discours pompeux, si ce n'est son astuce pour les opérations foncières pas très nettes. Parfois un peu oublié dans ce casting cinq étoiles, Paolo Stoppa est incontestablement le plus Italien d'entre eux de par son jeu comique et expressif (en tout cas durant la seconde moitié du film, le titre revenant à Romolo Valli en père jésuite pour la première) qui apporte une touche d'humour fort bienvenue à un ensemble très digne, pour ne pas dire guindé. Il faut le voir tourner comme un lion (ou plutôt un chacal) en cage parmi ces Messieurs-Dames qui le traitent avec force mépris ! Don Calogero n'a pourtant rien du stéréotype lui non plus, et il est même difficile de ne pas le prendre en sympathie lorsque tous ses efforts de briller en société se heurtent à la morgue de gens certainement moins industrieux que lui, quelques soient ses défauts.


Fille d'un intrigant-né et d'une montagnarde cloîtrée, s'étonnera-t-on qu'au bout du compte, la belle Angelica soit le personnage le plus difficile à cerner de tous ? Capable d'abandonner son peu de manières pour partir d'un fou-rire vulgaire, puis d'envoûter tout le gotha palermois, futur beau-père d'adoption compris, on ne pourra pas dire de la jeune femme qu'elle a un cœur de pierre, en atteste son enthousiasme lors du discours pourtant désastreux de son géniteur ! Mais à voir l'aisance avec laquelle elle parvient à charmer son monde, on ne peut que se demander où est la part de machiavélisme chez ce parfait petit soldat du nouvel ordre... ce mélange de sex-appeal innocent et d'une certaine dureté, Claudia Cardinale l'utilisera à nouveau six ans plus tard dans Il était une fois dans l'Ouest, où elle gravit aussi les échelons de la société... mais où Paolo Stoppa, toujours sa figure paternelle, est cette fois un représentant de l'ancien monde, qui n'hésite pas à braver le chemin de fer avec sa calèche et son cheval Lafayette !


Mais à la fin du Guépard, c'est lui le passager, toujours en compagnie de Cardinale, et avec Delon pour faire bonne mesure. Le trio s'en va vers un futur qu'il façonnera, au son des canons matant au loin la rébellion garibaldienne, ce dont se félicite à son tour Don Calogero, aux velléités soudain fascisantes, achevant à la perfection la chronique italienne de Tommasi de Lampedusa. Don Fabrizio de Salina, lui, s'en va à pied, toujours magnifique de dignité avec sa canne et son haut-de-forme, pour disparaître dans une ruelle sombre et rejoindre le jeune soldat du début.


Le Guépard s'ouvre sur un Avé Maria et s'achève sur une valse. Ou quand le liturgique cède sa place au frivole. Mais ce que Visconti vient de nous composer, à l'instar du poème de Rimbaud, c'est bel et bien un requiem, celui d'un monde révolu et, sans doute ne le savait-il pas lui-même, d'un certain cinéma, où l'épique n'était pas un fin en soi mais une invitation à l'introspection, à réfléchir à notre passé, notre présent et notre future.


"Nous étions les guépards, les lions. Après nous viendront les chacals, les hyènes. Et tous, nous continuerons à nous croire le sel de la terre."

Créée

le 25 août 2019

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Szalinowski

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