"Il faut bien le changement, pour que rien ne change..."

Beaucoup se demandent quelle est la cause du désintéressement progressif du grand public à la politique. Désillusion ? Mécontentement ? Cynisme ? Indifférence ? C’est une question qui semble sans réponse – du moins sans réponse définitive. Avec la lucidité implacable de son film « Le Guépard », Visconti tient là une vision qui pourrait apporter quelques débuts d’explications. De manière, comme à son habitude, très théâtrale.


Sicile, 1860. La fin d’une époque. Tandis que la révolution amenant à l’unification de l’Italie arrive à son terme, l’aristocratie n’a pas (encore) perdue de sa superbe. Burt Lancaster joue ici le rôle du prince distingué, à l’élégance aussi bien physique que morale. Il a une certaine ouverture d’esprit (en tout cas plus que sa femme sainte nitouche qu’il trompe) mais voit cette révolution d’un œil indifférent, ni cynique, ni espérant. Certains parlent d’unification de l’Italie, lui déclare : « Il faut bien le changement pour que rien ne change ». Son neveu interprété par Alain Delon, en jeune plein d’entrain, s’engage et prend les armes pour une cause qui lui semble moins juste que victorieuse. Sous ses airs de séducteur vaillant et idéaliste se cache un homme opportuniste et sans conviction, qui ne voit dans ce bouleversement qu’une entrée dans la vie mondaine. Les deux hommes, intimement liés, ne s’opposent pas pour des différents politiques car cela semble les indifférer, du moins dans un premier temps. Le prince finit bien par se rend bien compte que le monde dans lequel il appartient s’écroule lentement mais sûrement, le triomphe de la bourgeoisie sur l’aristocratie. Comme la révolution française, celle de l’Italie ne provient pas du peuple, mais de la classe moyenne.


En toute lucidité, Visconti construit donc son récit comme une succession d’événements qui devraient être déterminants, mais sont tous désamorcés par la dure réalité. Entre une élection truquée, une bataille à l’issue certaine, un bal à n’en plus finir (mais tout de même marqué par une inoubliable danse entre Lancaster et Claudia Cardinale), le réalisateur filme un changement qui n’en est pas un avec de (parfois trop) longues séquences, assistant à la déchéance d’une élite. Il témoigne d’un souci du détail, avec une reconstitution minutieuse de luxueux intérieurs et costumes, criants d’authenticité. Tout cela témoignant d’une société superficielle et clinquante, consanguine même. Le drame est d’ailleurs moins présent que dans les autres films de Visconti, toujours pour renforcer cette langueur immuable. Mais n’oublions pas les magnifiques envolées verbales de Burt, sombrant dans une nostalgie touchante et teintée de regrets, notamment dans les derniers moments du film. Citons enfin une bande-son parfois virevoltante, souvent grandiloquente, contrastant avec la représentation d’un monde à l’agonie.


On pourra reprocher au film son manque de rythme, de dramaturgie et son classicisme, il n’en reste pas moins que tous ces éléments sont là pour desservir un propos visionnaire d’une force considérable, et profondément universel. Au point qu’il nécessite certainement plusieurs visionnages pour une assimilation complète des idées développées. « Le Guépard », s’il n’est peut-être pas la quintessence absolue du cinéma de Visconti, rassemble de manière flamboyante l’essence de ce qui fait le génie du grand réalisateur.


Ma critique de "Mort à Venise" :
http://www.senscritique.com/film/Mort_a_Venise/critique/50471595


"Rocco et ses frères" :
http://www.senscritique.com/film/Rocco_et_ses_freres/critique/40850127


"Nuits Blanche" :
http://www.senscritique.com/film/Rocco_et_ses_freres/critique/40850127


"Les Damnés" :
http://www.senscritique.com/film/Les_Damnes/critique/50471608


"Violence et passion" :
http://www.senscritique.com/film/Violence_et_passion/critique/50471583

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le 3 juil. 2015

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Marius Jouanny

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