Le Horla
6.7
Le Horla

Court-métrage de Jean-Daniel Pollet (1966)

Un être sur la même longueur d'onde

[Mouchoir #58]


Avant même de faire du cinéma, pendant ses études, Jean-Daniel Pollet a cru un jour mourir. Un soir, il regarde par la fenêtre, sent la lumière des lampadaires faiblir, vaciller, des ombres se mouvoir, puis le noir, une syncope inexplicable. En sortant du coma, ses capacités à mémoriser sont altérées, ce qui rend ses études caduques. Direction le cinéma.


Depuis ce jour chez Pollet, il est souvent question de répétition pour mieux mémoriser, mais aussi pour échapper à l'enfer(mement). Pour que la répétition soit musicale et non plus infernale — comme au travail à la chaîne. Pour que dans le jeu de pièces répétées, les nuances apparaissent, les couleurs, sinon invisibles. Et la seule façon de récupérer ces pièces, c'est de se faire violence, de sortir de la chambre qui nous a procuré le trauma et de partir en quête du monde. C'est d'ailleurs une dialectique qui traversera toute l'oeuvre de Pollet :

« Enfermement/Évasion, c’est tenter de verser dans l’inconnu. Quand tu prends une caméra et que tu pars, c’est sentir une espèce d’élastique. Savoir qu’elle peut se tendre jusque-là. Et que, si tu vas plus loin, elle va se casser et tu vas tomber. Donc, j’essaie d’aller le plus loin possible, et quand c’est trop loin, je rentre, pour essayer d’exorciser un nouvel enfermement. Et tirer à nouveau sur l’élastique.¹ »

Avec Le Horla, Pollet trouve un terrain pour rejouer la scène. La chambre et le dehors, les hallucinations inexpliquables et, faute de mémoire sur les évènements mais aussi par peur de devenir fou, un magnétophone pour enregistrer les pensées. Alors on boucle, on tourne un temps en rond et on sort pour prendre l'air, le large et la mer. On y ceuille toutes les couleurs des fleurs présentes dans le jardin pour contrer le noir du coma, mais seuls le bleu marine profond, le violet lugubre, le jaune citron criard et le rouge griotte intense semblent pouvoir passer le port de la porte de l'enfermement et perturber son processus.


Et ensuite, à chaque sentiment sa couleur, à chaque angoisse la teinte sonore associée, à chaque cauchemar sa chromatique musicale. Cela s'appelle la synesthésie, mais chez Pollet ça se nomme analogie. Parce que même si le film est produit par une entreprise pharmaceutique avec laquelle Pollet fera aussi L'Ordre quelques années plus tard, nous ne sommes pas en terrain scientifique, même s'il y a de la théorie dans l'air, mais dans un espace poétique, esthétique. C'est l'oeil qui pense ici.

Alors on en fait de la musique, avec ses pauses grises, ses monochromes ou bouqets (de fleurs) garnis. « Trop de couleurs nuisent au spectateur » disait Tati (l'un des cinéastes préférés de Pollet), encore faut-il savoir quand lui nuire. Et si toute la trame peut se suivre en longueurs d'ondes, c'est peut-être qu'avant d'être un film sur un personnage qui sombre dans la folie, Pollet a vu que Le Horla était un récit sur le choc entre l'invisible et le visible, l'être qui hante les nuits et la couleur, véritable protagoniste ici, car, contrairement au miroir du film, notre image y est dedans.


¹ J.-D. Pollet, « Jean-Daniel Pollet ou la seconde vue (imprenable) », entretien avec Jean-Paul Fargier, Artpress, n° 145, 1990, p. 52.

Créée

le 12 janv. 2024

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