Facepalme
Une bien mauvaise surprise que ce Lauréat. Un film considèré comme un grand classique. Un film faisant partie du top 100 des films américains. Autant vous dire que cette réputation me semble en...
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le 19 déc. 2012
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Il y a dans Le Lauréat quelque chose qui tient du premier cri. Nous ne sommes pas encore sur la route, dans la poussière et la fureur de Easy Rider, mais dans l'instant où l’Amérique commence à s’étouffer dans son confort. Mike Nichols filme le basculement avant la révolte, le moment où la jeunesse prend conscience que le rêve américain ne sent plus que le chlore et le plastique. Le personnage Mr. McGuire le dit d'ailleurs à Benjamin : "One word. Plastics". L'avenir résumé en un mot.
Dustin Hoffman avance sur le tapis roulant d’un aéroport, le visage vide et son costume trop serré. Il est déjà, dans la séquence d'ouverture, l'incarnation de cet homme moderne robotisé. Un corps qui avance sans savoir pourquoi ni vers où traversant un espace aseptisé au son de The Sound of Silence, programmé pour la réussite, docile comme une pièce d’usine. C’est avec lui toute une génération qui défile sur ce tapis, incapable de s’arrêter. Nichols enferme l'acteur dans des cadres, des reflets, des aquariums. Le jeune diplômé devient un poisson tournant sur lui-même, symbole d’une société qui se contemple et s’asphyxie dans sa propre transparence.
Tout est figé dans la perfection domestique : les piscines bleues, les barbecues du dimanche, les sourires des parents fiers. C’est une société en état d’hypnose, automate et satisfaite d’elle-même. Et puis une fêlure s’ouvre, elle a le visage d’Anne Bancroft. Mrs Robinson est la première déesse d’un culte en décomposition. Au début, elle surgit comme une réminiscence de film noir, on l’aperçoit lorsque le travelling latéral se fige durant la fête chez les parents de Benjamin. Assise dans son fauteuil la cigarette à la main, la prédatrice a déjà repéré sa proie. La lumière se dérègle, son visage se creuse et ce qui s'apparentait à de la séduction va devenir une menace. Le corps de Benjamin s'y noie lentement, entre désir et dégoût, comme dans une eau stagnante.
Le réalisateur relie étroitement cet enfermement à sa mise en scène. Chaque plan, chaque mouvement de caméra isole Benjamin dans des cadres étroits, des pièces trop pleines, des visages trop proches. Nichols, issu du théâtre, travaille l’espace comme une prison : les portes, les miroirs, les cadres de lit deviennent autant de barreaux. Et lorsque le corps tente de se libérer, le montage s’emballe et les plans se répètent. Le désordre devient grammaire et souffle.
Au milieu de cette tension émergent deux acteurs dont la performance racontent le monde. Dustin Hoffman transforme la maladresse en langage. Le corps gauche, un sourire coincé, la voix étranglée. Il incarne un héros de contrebande, à la fois comique et pathétique. Il est le miroir brisé du jeune premier hollywoodien. C’est cette fragilité, ce décalage permanent entre le corps et le monde, qui annonce le nouvel homme du Nouvel Hollywood. Pas un cow-boy ni un gentleman, pas non plus un héros modèle mais un être hésitant, plein de doutes. En somme un visage plus humain. Face à lui, Anne Bancroft impose une présence renversante. Elle n’est pas seulement la femme fatale mais la mémoire refoulée d’une Amérique puritaine. Nichols la filme dans la pénombre, à travers les jambes, les ombres, les éclats de chair. Son extrême sensualité glisse petit à petit vers la mélancolie puis en fin de compte vers la douleur. Quand elle se fige, maquillage craquelé, elle a presque des allures de sorcière et c’est tout un monde qui se désagrège avec elle.
La musique de Simon & Garfunkel englobe tous ces éléments. C'est un fil mélancolique qui relie les fragments d’un monde en décomposition. The Sound of Silence, Scarborough Fair, Mrs Robinson : autant de refrains qui ne commentent pas l’action mais la hantent, comme si Nichols filmait un rêve américain déjà en train de s’éteindre. Le montage épouse leurs rythmes, les fondus répondent aux accords, les silences pèsent autant que les paroles. L’usage de la chanson n’est pas décoratif mais incarne une respiration, une conscience intérieure. C’est le son du vide, du doute, de la désillusion à venir.
Puis vient la fuite. Ben sort de la piscine, court, respire, hurle enfin. Ce n’est plus un automate, c’est un animal. Mais sa révolte est confuse, maladroite, presque grotesque. Quand il retrouve Elaine c’est dans une église protestante, le symbole suprême de cette Amérique WASP. Nichols transforme la scène en pur exorcisme. Le chaos, les cris, les visages déformés par la peur : Vade retro Satana ! Ben brandit une croix comme une arme, bloque les portes, enferme les parents, les fidèles, les pères dans leur propre foi. Le fils chasse les démons de l’Amérique à coups de symbole religieux. C’est dérisoire, à la fois sublime et terrifiant. La comédie se retourne contre son propre rire.
Et pourtant quand les deux amants s’enfuient dans le bus, le silence revient. Leurs rires s’éteignent, les visages se figent. La liberté a le goût du vide. C’est un plan d'une tristesse absolue. Nichols ne filme pas la victoire mais l’entre-deux. Le moment où tout vacille, où les enfants s’arrachent au rêve des parents sans savoir encore où aller. The Sound of Silence retentit à nouveau : la chanson du doute, de la conscience neuve, de la liberté sans mode d’emploi.
Le Lauréat reste ce point de bascule, l'une des premières fissures du rêve américain. Ce n’est ni une comédie romantique ni une satire sociale, mais la naissance d’un autre cinéma. Un cinéma qui ose regarder l’Amérique comme un organisme malade, traversé de désirs inavoués, de honte et de beauté. Avant la route, avant la poussière, il y a ce bus qui file sans horizon.
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