Il m’arrive encore aujourd’hui d’éprouver une forme d’agacement instinctif face au nom de Jean-Luc Godard, comme si son ombre charriait moins une œuvre qu’un culte, et moins un cinéma qu’une posture. Son goût du manifeste, sa propension à brouiller le discours critique et l’objet filmique, son refus d’un lyrisme qui n’est souvent qu’un autre lyrisme, tout cela a trop souvent produit des expérimentations qui semblent n’avoir de valeur que pour ceux qui aiment à les brandir. Pourtant, il est des moments où cette prétendue suffisance, loin de tourner au vide, s’aimante au contraire à une matière sensible, à un sujet qui la justifie. Le Mépris est sans doute ce point d’équilibre rare où Godard, en se tenant à la lisière de l’arrogance, parvient à faire naître une émotion d’autant plus forte qu’elle surgit de cette distance calculée. Ici, la sécheresse devient tremplin de lyrisme, et l’intellectualisme, plutôt qu’un obstacle, ouvre sur une mélancolie inépuisable.


Le film s’avance d’abord comme une déchirure intime travestie en allégorie : l’histoire d’un couple qui se défait, aspiré par un monde du cinéma dominé par l’argent, les caprices et les malentendus. Mais Le Mépris n’est jamais seulement une variation sur l’usure amoureuse, il s’offre comme une méditation sur la possibilité même de filmer l’amour. Là où d’autres auraient cédé au drame ou au pathos, Godard découpe son récit en blocs presque abstraits, ménageant des silences et des ruptures où la fragilité des personnages se laisse deviner avec une cruauté d’autant plus intense. Ce refus du spectaculaire pourrait paraître un jeu stérile de distanciation si une force contraire ne venait, presque malgré lui, densifier chaque plan. Cette force, c’est la musique de Georges Delerue, l’une des plus bouleversantes jamais composées pour un film. Ses cordes, amples et mélancoliques, déploient sur l’écran une nappe émotionnelle qui enveloppe et transcende l’austérité de la mise en scène. Sans elle, le danger d’un exercice trop sec aurait sans doute guetté le film. Grâce à elle, chaque plan prend des allures de destin.


Godard, que l’on accuse volontiers d’hermétisme, trouve ici une clarté inattendue. La villa de Capri, baignée de lumière, devient un laboratoire tragique où les corps se désaccordent. L’espace y est filmé comme une prison de marbre et de verre, mais jamais avec la lourdeur d’un symbole plaqué : les travellings latéraux, les cadrages qui coupent les personnages, disent mieux que tout discours la solitude croissante de Paul et Camille. Le Mépris n’a pas besoin d’expliquer la désagrégation de ce couple ; il la montre dans la mécanique implacable du découpage. L’architecture même du film épouse la chute des sentiments, et c’est là que l’intellectualisme de Godard cesse d’être un artifice pour devenir une forme de rigueur tragique.


La beauté visuelle, signée Raoul Coutard, n’est pas celle d’une carte postale méditerranéenne ; elle tient à une lumière blanche, parfois crue, qui semble juger les personnages autant qu’elle les caresse. Brigitte Bardot, dont la présence aurait pu se réduire à une simple concession commerciale, devient ici bien plus qu’une icône : visage désarmé, corps offert puis retiré, elle est la surface même où se lit la perte du désir. Michel Piccoli, dans sa raideur inquiète, incarne quant à lui le malaise masculin pris en étau entre ambition et sentiment. Loin de la démonstration, ce duel muet est porté par des gestes infimes, des regards, des silences que le montage étire et comprime avec une précision cruelle.


On pourrait reprocher au film une certaine affectation, ce goût parfois appuyé pour la citation ou le détournement. Le passage avec Fritz Lang, par exemple, joue avec une réflexivité qui peut sembler appuyer là où la subtilité eût suffi. Mais même ces moments d’auto-commentaire trouvent une nécessité : ils inscrivent le drame intime dans une méditation plus vaste sur le rôle du cinéma, sa relation à l’art et à la mythologie. Ulysse, Pénélope, l’Odyssée : autant de spectres qui viennent hanter cette histoire contemporaine et en démultiplient les résonances. La prétention godardienne se retourne ainsi en profondeur, car elle élargit le champ du film au-delà du simple mélodrame.


Le Mépris frappe surtout par cette oscillation permanente entre sécheresse et lyrisme. Là où l’on attendait une démonstration, on reçoit une plaie ouverte ; là où l’on redoutait un essai désincarné, on découvre une douleur charnelle. Tout le paradoxe de ce film est qu’il est à la fois l’un des plus personnels et l’un des plus universels de Godard. Si tant de ses œuvres paraissent datées dans leur formalisme, celle-ci garde une fraîcheur, peut-être parce qu’elle ne repose pas seulement sur une idée de cinéma, mais sur une vérité d’émotion qui la déborde.


Et c’est peut-être là le mystère du Mépris : un cinéaste que l’on accuse de froideur et de narcissisme se laisse traverser par quelque chose qui excède son contrôle. Le film porte la trace de son intelligence, certes, mais il est surtout habité par une douleur qu’aucun système ne peut réduire. On sort de la projection avec le sentiment d’avoir vu, non pas une démonstration, mais une élégie, où la rigueur du découpage se dissout dans le flux ininterrompu de la musique de Delerue et dans la beauté fragile d’un couple qui s’éteint. La suffisance godardienne se retourne ici en chant funèbre ; c’est peut-être la seule fois où l’arrogance se sera muée en grâce.

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Kelemvor

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