«Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons.»
Marie attend Ahmad à l’aéroport. Malgré ses gestes, il ne la voit pas tout de suite. Une vitre les sépare. Cette vitre – motif récurrent tout au long du film – marque le fossé qui s’est creusé entre eux. Elle souligne leur impossibilité à communiquer. C’est seulement en attirant l’attention d’une tierce personne que Marie arrive enfin à se faire remarquer par Ahmad. Il arrive de Téhéran. Voilà quatre ans qu’il n’était plus revenu à Paris. Qui sont-ils l’un pour l’autre? Les rôles ne sont pas clairement définis. Il faudra plusieurs minutes pour que le spectateur apprenne qu’il s’agit de son mari, venu signer les papiers officialisant leur divorce. C’est également à coups d’indices que nous apprenons, en même temps qu’Ahmad, que Marie vit désormais avec un autre homme, Samir. En plus des formalités administratives, Marie demande à Ahmad de parler à Lucie, la fille qu’elle a eu d’un précédant mariage. Quelque chose semble perturber cette dernière. Elle qui s’entendait particulièrement bien avec Ahmad n’arrive pas à accepter la présence de Samir et de son fils Fouad dans sa maison. D’autant plus que Samir est encore marié et que sa femme, Céline, est plongée dans le coma depuis huit mois après avoir manqué sa tentative de suicide.
Voilà l’essentiel de la substance du film «Le Passé». En tentant de résumer son intrigue, on se rend compte à quel point chaque élément est indispensable. À la manière d’un château de carte, chaque interaction, chaque détail s’avère crucial. Oubliez en un et tout s’effondre, l’ensemble perd son sens. Pensé et construit à la manière d’un thriller, «Le Passé» dévoile sa complexité à coups de révélations et de rebondissements. Sans être manipulateur, le film nous amène à découvrir la complexité des relations en même temps que ses sujets, au rythme des dialogues. Grâce à son sens de l’écriture, Farhadi nous prouve que les meilleures histoires à suspense sont celles qui se contentent d’exploiter la ressource humaine. La communication, ses ratés et ses difficultés offrent en effet les meilleurs ressors imaginables pour créer une telle tension.
«Ce qui est terrible sur cette terre, c’est que tout le monde a ses raisons.»
Cette phrase de Jean Renoir résume à elle seule l’essence du film d’Asghar Farhadi. Tour à tour et tout au long du film, les personnages seront amenés à devoir se justifier, à expliquer les raisons qui les ont poussés à agir. Parce qu’il épouse le point de vue d’aucun des protagonistes, Farhadi nous permet d’accéder à une impartialité totale, sentiment extrêmement rare au cinéma et que seuls les plus grands parviennent à créer. Tout comme il avait su le faire dans le déjà excellent «Une Séparation», il nous laisse seul juge. Là où le procédé devient particulièrement intéressant, c’est que dans son jeu de piste, nous avançons au rythme de la communication. Dans un système où chacun se renvoie la culpabilité – du suicide de Céline, au départ d’Ahmad, en passant par le mal-être de Lucie – c’est précisément aux moment où nous pensions avoir trouvé à qui nous identifier que les personnages décident de révéler un nouveau secret lourd de conséquences. À la lumière des révélations successives et à force de faire ressurgir le passé, chaque agissement révèle sa légitimité, y compris ceux qui pouvaient nous paraître les plus violents ou les plus égoïstes. Au final, le film ne prend pas parti mais se contente de décrire l’être social dans ses interactions les plus délicates. S’il n’est pas un film à thèse, «Le Passé» défend tout de même l’idée du devoir de vérité. Loin de débloquer toutes les situations, celle-ci a toutefois le mérite de libérer de la culpabilité.
Pour son premier film tourné en France, dans une langue qu’il ne parle pas, Asghar Farhadi impressionne. En effet, rares sont les films qui parviennent à peindre avec autant de réalisme les relations humaines. De la remarquable direction des acteurs – tous excellents, Bérénice Bejo n’a pas volé son prix d’interprétation à Cannes – aux nombreux dialogues, tout nous procure un étonnant sentiment de réalité. Au point de devenir perturbant, comme lors de cette scène, absolument bouleversante, où Samir échange quelques paroles dans les couloirs du métro avec son jeune fils Fouad, qui redoute la vision de sa mère plongée dans le coma. Ces quelques minutes font l’effet d’une bombe et nous conduisent vers un sommet d’émotion tant elles sonnent juste.
Au final, Asghar Farhadi réussit là où le cinéma français, toujours plus psychologisant, trébuche depuis des années: il captive et passionne son spectateur par la simple description d’une crise familiale. Preuve de notre immersion: on ne remarque à aucun moment la totale absence de musique qui baigne le film. C’est précisément parce qu’il a compris que les non-dits comptent tout autant, si ce n’est plus, que ce qui est prononcé que le réalisateur iranien parvient à surpasser le cinéma français qui, à l’opposé, patauge dans les leçons de morale.
Un film absolument brillant à voir absolument!