La "galette" des Rois
Le Roi des Rois semble sortir de nulle part, mais ce film d’animation coréen est carrément le plus rentable de tous les temps et a même réussi l’exploit de détrôner Parasite (Bong Joon-ho, 2019) de...
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Le Roi des Rois semble sortir de nulle part, mais ce film d’animation coréen est carrément le plus rentable de tous les temps et a même réussi l’exploit de détrôner Parasite (Bong Joon-ho, 2019) de son trône de film coréen le plus lucratif au box-office américain, en franchissant la barre des 77,5 millions de dollars, contre 53,8 millions pour l’œuvre de Bong Joon-ho !!!
Sa sortie dans les salles françaises n'est pas non plus le fait du hasard : Il est en effet utile de savoir que derrière cette sortie française se trouve Saje Distribution, une société fondée en 2012 et spécialisée dans la diffusion de films d’inspiration chrétienne, produits aussi bien en France qu’à l’international. Parmi leurs titres notables figurent notamment Au prix du sang (Roland Joffé, 2017), Sound of Freedom (Alejandro Gómez Monteverde, 2023) et… Sacré-Cœur (Sabrina et Steven Gunnell, 2025), un film qui a d’ailleurs beaucoup fait parler de lui dans les médias français en octobre 2025...
Mais intéressons-nous d’abord au film : je n’arrête pas de souligner la vitalité étonnante de l’animation coréenne, portée récemment par des sorties récentes comme Exorcism Chronicles: The Beginning (Kim Dong-chul, 2024), Pig That Survived Foot-and-Mouth Disease (Hur Bum-Wook, 2024), The Square (Kim Bo-sol, 2024), Mr. Robot (Lee Dae-hee, 2025), Bad Girl: Run Hani (Jung-soo Heo, 2025) ou Love Letter (Kim Yong-hwan, 2025).
Mais au milieu de cette effervescence, un projet m’avait totalement échappé : Le Roi des Rois, un film qui aurait nécessité près de dix ans de gestation. À la réalisation, on retrouve Jang Seong-ho, un spécialiste des effets spéciaux, déjà à l’œuvre sur des superproductions coréennes telles que The Last Day (Je-gyun, 2009) ou L’Amiral (Kim Han-min, 2014), mais aussi sur la série américaine Spartacus (33 eps., Steven S. DeKnight 2010-13). Il a été épaulé par Kim Woo-hyung, chef opérateur reconnu pour son travail sur Assassination (Choi Dong-hoon, 2015), The King (Han Jae-rim, 2017), et plus récemment le très attendu Aucun Autre Choix de Park Chan-wook (sortie française : 11 février 2026).
Tous deux souhaitaient revisiter l’histoire de Jésus en adoptant une approche originale. Comme ils l’ont expliqué dans plusieurs interviews, leur ambition était d’infiltrer le box-office américain avec un récit immédiatement reconnaissable par un large public occidental. Leur choix s’est donc porté sur La Vie de notre Seigneur Jésus-Christ, un texte peu connu de Charles Dickens, qu’il avait écrit à l’intention de ses enfants et qu’il avait toujours refusé de publier de son vivant, le considérant comme une œuvre intime, strictement destinée à un usage familial. Un choix d’autant plus surprenant venant de Dickens, célèbre pour son scepticisme vis-à-vis de la religion organisée et de la foi institutionnelle. L’ouvrage ne sera finalement publié qu’à titre posthume en 1934, soit 64 ans après sa mort… (comme quoi, tous les moyens sont bons pour faire du blé !).
L’histoire suit le célèbre écrivain, qui tente de détourner son fils Walter de sa passion pour la légende des chevaliers de la Table ronde en lui racontant celle d’un roi plus grand encore qu’Arthur : le « Roi des rois », Jésus-Christ. Progressivement, père et fils se laissent happer par le récit, s’imaginant voyager aux côtés de Jésus et de ses disciples, en compagnie du chat Willa, et assister aux grands moments de la vie du Christ : la Nativité, le Ministère, la Passion, puis la Résurrection. En somme, La vie de Jésus pour les Nuls, version édulcorée pour les tout-petits : un récit solennel, austère et empreint de moralisme, qui prend soin d’épargner aux jeunes spectateurs les scènes de flagellation et en floutant les clous dans des paumes lors de la scène de crucifixion…Une sorte d’anti-Passion du Christ de Mel Gibson…(et tant mieux pour les enfants ).
Jang Seong-ho et Kim Woo-hyung s’entourent d’une équipe de graphistes spécialisés dans l’utilisation d’Unreal Engine, un moteur de développement en temps réel d’abord conçu pour les jeux de tir à la première personne, mais aujourd’hui largement adopté dans le domaine du film d’animation. Ce choix technologique leur permet de maintenir le budget du film sous la barre des 30 millions de dollars. Une économie bienvenue, certes, mais qui n’est pas sans conséquences : si les arrière-plans sont plutôt détaillés et la lumière habilement gérée, l’animation des personnages laisse franchement à désirer. Jésus évoque une figurine Funko Pop — future licence dérivée, qui sait ? — avec son cou anormalement long et sa tête oscillante d’homme blanc stéréotypé. Quant aux disciples et aux personnages secondaires, ils sont affreusement caricaturés, à commencer par les « pharisiens » hostiles, qui persécutent Jésus : le mot « juif » est quasiment absent, et leur représentation, avec des nez fortement accentués, renvoie à des caricatures antisémites d’un autre temps, que l’on espérait à juste titre reléguées aux oubliettes.
Côté voix, en revanche, c’est aux petits oignons : le directeur de casting Jamie Thomason a réuni un casting vocal cinq étoiles, avec notamment Kenneth Branagh, Uma Thurman, Mark Hamill, Pierce Brosnan, Forest Whitaker ou encore Ben Kingsley.
Le résultat n’est pas indigne, simplement sans surprise. Le film n’apporte aucun éclairage nouveau sur la vie de Jésus, et tout ce qui s’y déroule a déjà été raconté maintes fois ailleurs. Chaque épisode est prévisible, chaque moment semble suivre une partition établie d’avance. Et je n’ai pas pu me défaire de ce malaise persistant : celui que le film ait été pensé avant tout pour capitaliser sur un public qui se sent, presque par devoir moral, tenu d’aller voir chaque nouvelle adaptation de la vie du Christ.
C’est là que j’ai commencé à creuser un peu. Si Jang Seong-ho et Kim Woo-hyung reconnaissent sans détour viser une vente aux plateformes de streaming pour garantir un retour sur investissement rapide — en négociant une belle somme pour une sortie mondiale —, ils se sont aussi fixés un défi plus personnel : « conquérir le box-office américain ». Un vieux rêve partagé par de nombreux professionnels coréens, auquel j’ai d’ailleurs consacré tout un chapitre dans mon livre sur le cinéma coréen Hallyuwood. Et comment ont-ils procédé ? En s’associant au producteur-distributeur américain Angel Studios.
Angel Studios se présente (sur son propre site) comme un « acteur innovant de l’industrie du divertissement », fondé sur un modèle de financement participatif. Ce système repose sur une communauté engagée, invitée à sélectionner et financer les projets, conférant ainsi au public un rôle actif dans le processus de production. « Génial », me direz-vous. Sauf peut-être si l’on prend la peine de regarder d’un peu plus près leurs productions phares…
On y trouve The Chosen, une série dramatique ultra-conservatrice sur la vie de Jésus-Christ, qui prend ses libertés avec les Évangiles en heurtant certaines communautés et minorités. Ou encore Sound of Freedom, moins remarqué pour ses qualités cinématographiques (les critiques le définissent généralement comme un navet authentique) que pour sa récupération politique : le film a été encensé par Donald Trump, Elon Musk et divers partisans de la mouvance complotiste QAnon. Dans un tout autre registre, Angel Studios propose aussi Dry Bar Comedy, une série de stand-up clean, où des humoristes se produisent dans des spectacles sans contenu explicite, censés convenir à un public familial élargi.
Bref, Le Roi des Rois, version édulcorée de la vie de Jésus pensée pour un large public familial et enfantin, représentait une opportunité en or pour Angel Studios, parfaitement en phase avec leur ambition affichée de « faire rayonner la lumière », comme ils aiment le marteler dans leurs brochures promotionnelles. Aucun mot, en revanche, sur les nombreuses libertés prises avec le texte biblique, ni sur les représentations caricaturales parfois limites. Bien au contraire : on propose généreusement une opération « une place adulte achetée, une place enfant offerte » et on perpétue une pratique désormais bien rodée chez Angel Studios depuis Sound of Freedom : un message post-générique où une douzaine d’enfants blancs expriment tout le bien qu’ils pensent du film (sic) et invitent les spectateurs à scanner un QR code affiché à l’écran, permettant d’acheter immédiatement d’autres billets à offrir à leurs proches — avec, bien sûr, la possibilité de faire un petit don au passage.
Une tactique que l’on sait donc désormais largement payante : en à peine deux semaines d’exploitation, le film a engrangé plus de 45 millions de dollars, remboursant largement son budget initial puis à cumuler 77,5 millions de récettes, assurant à Angel Studios l’un de leur plus grands succès et s’imposant ainsi comme l’un des films d’animation coréens les plus rentables de tous les temps.
Il n’est donc pas très surprenant de retrouver Saje Distribution derrière la sortie française du film. Fondée en 2012 par Hubert de Torcy, membre de la communauté de l’Emmanuel, cette société française s’est spécialisée dans la distribution de films d’inspiration chrétienne, produits aussi bien en France qu’à l’international. Ses débuts ont été marqués par une distribution encore timide, avec des titres tels que Le Bon Pape Jean XXIII (Giorgio Capitani, 2012), Don Bosco, une vie pour les jeunes (Lodovico Gasparini, 2014) ou Cristeros (Dean Wright, 2014). Par la suite, Saje s’est lancée dans la production de ses propres documentaires, avant de créer en 2020 sa plateforme VOD Saje+, qui propose aujourd’hui plus de 350 films et téléfilms, toujours centrés sur des thématiques chrétiennes.
Et si vous pensiez ne rien connaître à leurs productions et à leurs sorties, sachez que cette société est aussi celle responsable de la distribution du spectacle de Gad Elmaleh, Vaincre ou Mourir, lequel a largement fait parler de lui dans la presse et dépassé les 300 000 entrées et à l’origine de De mauvaise foi (Albéric Saint-Martin), « une comédie pas très… catholique », comme l’annonce ironiquement le slogan de l’affiche, et qui a été en sélection officielle du Festival de l’Alpe d’Huez.
Alors, il ne s’agit pas ici de prêcher la bonne parole ni de jeter la moindre pierre, mais il est essentiel de comprendre le modèle économique qui sous-tend cette entreprise. Inspiré par la vague lancée par La Passion du Christ de Mel Gibson en 2004, Hubert de Torcy a très vite perçu le potentiel lucratif d’un cinéma s’adressant spécifiquement à un public chrétien. Un pari qui s’est révélé gagnant au fil des années… L’entreprise bénéficie aujourd’hui du soutien actif du puissant réseau médiatique du groupe Bolloré, que je trouve, personnellement, de plus en plus en train de relayer certains messages plus très… catholiques.
Le dernier « coup de maître » de Saje est sans conteste le succès en salles de Sacré-Cœur (Sabrina et Steven Gunnell, 2025), un documentaire consacré à la dévotion au Sacré-Cœur de Jésus, née en France et diffusée dans le monde entier à partir des visions de sainte Marguerite-Marie Alacoque. Le métrage a dépassé les 300 000 entrées, un véritable phénomène qui s’explique en partie par le soutien massif des communautés chrétiennes et catholiques, mobilisées pour encourager les fidèles à aller le voir en salle.
S’y est ajouté un tapage médiatique considérable autour de sa sortie : d’abord l’interdiction de la campagne d’affichage par les régies publicitaires de la SNCF et de la RATP, au motif du « caractère confessionnel et prosélyte » du projet, jugé « incompatible avec le principe de neutralité du service public », puis la décision judiciaire annulant l’interdiction prononcée par la mairie de Marseille de la projection du film dans leur ville.
Chacun est évidemment libre de voir ce qu’il ou elle souhaite (la preuve : j’ai regardé le film dès que j’en ai eu l’occasion), et ces éléments liés à la diffusion du film n’ont, bien sûr, aucune incidence directe sur ses qualités ou ses défauts.
Mais il me semblait tout de même intéressant d’analyser brièvement les ressorts du succès mondial de ce film d’animation coréen, ainsi que les raisons pour lesquelles il bénéficie d’une sortie en France — au détriment d’autres titres, comme, au hasard, Exorcism Chronicles: The Beginning, Pig That Survived Foot-and-Mouth Disease, The Square, Mr. Robot, Bad Girl: Run Hani ou encore Love Letter…
(Critique avec des passages repris de mon livre Hallyuwood et publié comme post sur ma page FB éponyme).
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il y a 5 jours
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Le Roi des Rois semble sortir de nulle part, mais ce film d’animation coréen est carrément le plus rentable de tous les temps et a même réussi l’exploit de détrôner Parasite (Bong Joon-ho, 2019) de...
il y a 5 jours
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Réalisé par Seong-ho Jang et produit en 2025 par le studio américain Angel Studio, Le Roi des rois propose une nouvelle adaptation de la vie de Jésus. Financé par un modèle participatif, le film...
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le 13 oct. 2025
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Ce film d’animation retrace la vie de Jésus. Cette histoire est racontée par Charles Dickens à son fils turbulent (et son chat). C'est un très beau film. J'ai beaucoup aimé.
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