critique littéraire et cinématographique croisée

Le roman (le livre) m'avait déjà déçu. C'était le troisième ou quatrième que je lisais de Pierric Bailly, l'ayant découvert dès son premier, intrigué par le titre "Polichinelle" et un entretien radio. Déjà quelque chose de curieux s'était passée : alors que ce premier opus était d'une grande exigence dans la langue (un vrai travail sur les mots, les phrases...), les suivants s'étaient révélés bien plus lisses, centrés sur l'histoire plutôt que l'écriture. Comme si l'échec du premier avait donné lieu à une conversation stratégique avec son éditeur et un changement de cap. Je l'imagine parlant à son auteur : "Ce qu'il te faudrait, c'est être adapté au cinéma. (On sait que c'est la clef financière d'un romancier aujourd'hui) Pour ça faut être plus narratif, plus sensible, tu sais à la Nicolas Matthieu..." Bailly garde sa terre natale (le Jura), reste sur les 90's, édulcore son ambition littéraire et se recentre sur des thématiques familiales : "L'homme des bois" parle de son père, "Le Roman de Jim" d'un père de substitution... On sait désormais qu'il tirera le fil de ses succès (critiques et ventes) puisque les livres se suivent et se suivront. Et l'on sait aussi que les frères Larrieu, friands de récits intimes et nostalgiques en milieu montagnard, continueront d'en faire des adaptations (la suite du "Roman de Jim" est en production). L'association semble toute trouvée.

Pourtant la déception, de mon point de vue, est encore (logiquement ?) au rendez-vous. Et comme à la lecture, elle s'installe progressivement au fil du récit. Les frères Larrieu ont certes un sens de la lumière (cet art de rendre bleu turquoise et méditerranéesque toutes les eaux profondes des lacs d'altitude, étonnant non ?), et de la mise en valeur de la région (l'effet office du tourisme, "il est où ce pont suspendu qu'on s'y risque aux prochaines vacances ?" se dit-on), il y a de nombreux hics, dans les cadrages, découpages, dramatisations et interprétations. Une propension à verbaliser grossièrement les intentions (exemple : "On va boire le café après avoir installé les fenêtres", plan suivant Aymeric installe les fenêtres "allez on va boire le café"), les mystères, à agiter les affects des personnages avant (plutôt que) de s'en servir. Une autre façon de s'éparpiller qu'on retrouvait chez Bailly dans le gonflage artificiel de sa fiction par mille détails censés accrocher la lecture (ou le lecteur ?) : par exemple, tout le départ du récit des (més)aventures amoureuses d'Aymeric. A ce propos, le traitement cinématographique des Larrieu m'est apparu plus effectif que celui du roman, notamment à travers l'emploi, de prime abord téléphoné, de la passion photographique du héros, car toujours très fonctionnelle et avant tout marqueur d'époque (photo en pellicule). L'image photo est en soi moins importante que la métonymie du souvenir qu'elle charrie.

D'ailleurs elle est soit montrée en négatif, comme un réel difficile à révéler : Aymeric est "consommé" par les femmes qu'il côtoie car en les photographiant il booste leur narcissisme et en même temps, ce faisant, elles le maintiennent hors cadre - ce qu'il renversera uniquement avec Jim. Ensuite, avec le temps il deviendra le metteur en scène plutôt que le témoin : cf le mariage "Vous sautez quand je vous le dis"

Soit montrée dans sa multiplicité : enfouie et qui n'attend qu'à être développée, cf à la fin, face à ce passé qui peine à resurgir, c'est comme si l'image et le son étaient dissociés : Aymeric a gardé les images, Jim ne produit que du son (parfois assourdissant comme la techno) et attend un appel.

Toute cette dialectique est ce qui m'a le plus intéressé.

Reste que l'adaptation souffre dans l'ensemble de sa littéralité. La voix-off bien trop présente en vient même à devancer inutilement les dialogues, à moins que ce ne soit l'inverse (au point que lors d'une scène l'équivalence acoustique des deux confirme la redondance : insuffisance d'adaptation cinématographique ? facilité littérale ou fascination littéraire ? Que le film reprenne le titre du roman qui s'auto-désigne Roman n'y est pas pour rien...) La mise en scène oscille sans inspiration (ou de manière trop didactique) entre les champ/contre-champ excessivement frontaux et les plans incongrus où les personnages sont réunis et conversent côte à côte. J'ai eu le sentiment que ce n'était jamais la bonne solution qui était choisie, que c'était bien mécanique.

De même, la fausse "course poursuite" de la fin entre Aymeric et Jim (il faut qu'Aymeric fasse l'effort d'aller chercher Jim), ce jeu de distance m'est apparu bien marqué et artificiel, alourdissant le signifiant plutôt que de le contourner, titillant artificiellement le spectateur sur une réconciliation finale prévisible et incontournable. S'en suit le renversement symboliquement grotesque du père apprenant à marcher... A ce compte, le film reprend presque à la lettre les manigances du roman pour tirer à peu de frais l'attention du lecteur. On aurait préférer qu'il lui tire les larmes qui, pour ma part, ne sont venues ni à la lecture ni devant le film, alors que tout y conduisait.

La faute sans doute à ce qui reste pour moi le gros défaut du film : l'interprétation des acteurs. Comment comprendre que des comédiens que je considère pourtant très bons soient aussi mauvais, et de pire en pire à mesure que le film avance. Laetitia Dosch si géniale dans "Jeune femme" ou "la bataille de Solferino" est d'une fausseté confondante. Et Leklou qui obtient le César pour son jeu le plus appuyé, comment dire...

Moins de symbolique, moins de sens, plus de sensations, d'émotions qui échappent à la compréhension, c'est ce que ce récit en livre comme en film promettait... Promesse non tenue.

Tikides
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le 1 août 2025

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