Quelque part entre Truman Capote et Foxcatcher, le peu prolifique Bennet Miller gratifie en 2011 le public américain d'un certain Moneyball, film d'apparence centré sur le baseball et mené par cet acteur très bankable qu'on imagine être Brad Pitt. 'Public américain' oui, puisque si le genre du film sportif semble être monnaie courante là-bas - et rencontre par ailleurs de réguliers succès commerciaux – la chose semble moins évidente chez nous, d'autant plus quand le sport en question s'avère être plutôt obscur à un public européen, forcément plus friand de soccer.

Cap sur notre vieux continent donc : si ce qui fut renommé par chez nous Le Stratège n'est pas le film culte connu de tous, il a en tout cas acquis au fil des années un statut très élogieux auprès de celles et ceux ayant eu la chance de le voir. Pas un exemple de distribution mais bien aidé par un bouche à oreille conséquent et un détour par la case Netflix, ce qui pourrait de prime abord être envisagé comme un film de niche s'avère probablement être l'un des film les plus important dont le cinéma américain du XXI siècle à pour l'instant accouché. (Objectivité? Qu'est-ce?)

Aaron Sorkin donc, scénariste déjà plébiscité pour son travail sur The Social Network, repart en croisade contre l'Entertainment américain et nous dépeint une nouvelle facette de la guerre monétaire. Le tout est bien aidé par un réalisateur dont la filmographie semble tout autant attachée à démystifier les Etats-Unis et son soft-power prétendument infaillible, à grand coup de portraits gangrenés par la folie (dont l'inoubliable John du Pont, de Foxcatcher). Moneyball s'avère pourtant bien plus léger et sympa que son petit frère. Il s'agit ici d'une fausse comédie centrée sur le pouvoir de l'argent, et dont le baseball, plutôt que d'en être la finalité dramatique, y fait plus office d'arène. Nul besoin d'en être passionné ou même d'en connaître les règles, l'intérêt est ailleurs.

Le film, finalement loin d'être centré sur le sport, suit le bourbier existentiel qu'est celui de Billy Beane, manager général des Oakland Athletics. Une petite équipe au budget faiblard dont les têtes d'affiches déguerpissent encore - argent oblige - peu avant que ne débute la nouvelle saison (celle de 2002 en l'occurrence).

Histoire vrai et portrait biographique donc, celle d'un ancien joueur prometteur qui n'a jamais su dépasser le stade de l'essai. Désormais reconverti comme manager impulsif mais téméraire, il semble plus que jamais confronté à l'injustice financière en même temps qu'à l'enlisement de la vieille garde. On y retrouve un Brad Pitt magnétique, dont la prestance et le charisme atteignent une portée et une gravité qui renvoie à son interprétation de Jesse James. Un Brad Pitt également producteur, témoignant de son investissement constant dans un cinéma plus personnel et politique. Par sa propension à s'investir dans des projets plus confidentiels, le bougre aura su opérer des choix de carrière salutaires, témoignant d'une cinéphilie pointue en même temps qu'un formidable outrepassement à la logique du star-system. Si cela ne suffisait pas, ses régulières collaborations avec David Fincher, Quentin Tarantino ou James Gray, achèvent de le placer comme l'un des acteurs les plus importants de sa génération, n'en déplaise à son statut de sex-symbol, forcément réducteur.

On essuie sa bouche et on enchaîne sur la remarquable performance de Jonah Hill, qui a également su prouver son talent dramatique, quelques années avant des perles comme Le Loup de Wall Street ou Maniac. Outre ces deux têtes d'affiches de fort bonne facture, l'on se retrouve avec un film qui alterne superbement la comédie et le drame. Les dialogues ultraciselés de Sorkin profitent d'une mise en scène générale et d'un rythme bluffant de justesse et de sobriété. Moneyball est une sorte de gros film d'action où les bagarres auraient fait place à un enchaînement de punchlines dévastatrices et de joutes verbales férocement piquantes. Dans la sphère de Billy Beane, chaque phrase prononcée cache une rage de tous les instants, alors que ce dernier lutte pour ne pas imploser face à toutes les galères qu'il subit avec pudeur... jusqu'à ces furtives scènes de pétages de plombs, où Brad Pitt fracasse tout ce qui lui tombe sur la main.

Outre le divertissement qu'il représente, Moneyball s'avère également être un film d'une grande justesse quand il s'agit de rendre compte des déconvenues que l'argent puisse occasionner, le film gravitant surtout autour de la gestion crucial de celui-ci . Loin d'être froid ou cynique, le long-métrage attache au contraire une grande importance aux enjeux relationnels découlant de ce jonglage de fonds et des prises de risques qu'il occasionne. Sans jamais virer dans le pathos, il offre au spectateur une vitrine drôle et positive des innombrables aventures humaines régies par les logiques d'achats et de ventes. L'enjeu du film portant sur la mise en pratique d'une théorie économique du baseball (on n'achète pas des joueurs mais des victoires), il aurait tôt fait de se vautrer dans un manichéisme censé opposer l'humain à l'argent, ou la victoire à la défaite.

C'était sans compter sur une galerie de seconds rôles justes et attachants - sobrement caractérisés et dont notre point de vue ne sera jamais intrusif à leur égard - et sur une conclusion terriblement mélancolique. A l'image de ce héro partagé entre son amour du sport et ses tiraillements financiers, Moneyball s'impose comme un formidable récit sur les vertus de l'échec, sous fond de chronique économique. Deux heures durant, l'old-school se confronte au new-school, la passion à la réalité, et les espoirs cèdent leur place à une douce amertume. Arrivé au carton final, Moneyball parvient à ériger son personnage principal en une sorte de looser magnifique, un visionnaire têtu empêtré dans une spirale d'échecs et de désillusions, mais qui ne cessera jamais d'y croire et d'essayer. Cette humanité et cette honnêteté transpirent à l'écran, faisant de Moneyball, bien plus qu'un laborieux film centré sur l'économie du baseball, un récit universel et symptomatique de cette curieuse époque, qu'est celle du XXI siècle.

Bukowski-Bags
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le 23 juin 2022

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