Le Vent se lève est un des plus beaux films qu'il m'ait été donné de voir. Au-delà même du plaisir de cinéma, il offre pour la réflexion sur l'art une matière fertile. J'y reviens régulièrement en laissant vagabonder mon esprit. Sous le voile charmant du Japon d'entre-deux-guerres que Hayao Miyazaki travaille à rendre à la fois beau, dynamique, pluriel, dans ce mélange subtil d'archaïsme et de modernité, ces avions qu'une industrie jeune mêle aux charrois de l'ancien temps, derrière les grandes aspirations de son héros, l'abnégation qui porte son savoir-faire aux sommets d'un art encore à naître, créateur sublime entravé par les vicissitudes du temps, derrière cet amour qu'on le voit tour à tour saisir et cultiver dans sa vibrante simplicité, un dilemme se pose dans toute sa laideur et toute sa cruauté. Jiro est certes, un ingénieur aéronautique qui travaille à parfaire ce bel outil qu'est l'avion. Il n'a guère l'âme d'un pacifiste chevronné, mais tout dans son tempérament l'incline à la paix, aux joies méritées d'une vie de dur labeur, quand la guerre, du moins, n'en vient pas souiller tous les horizons. Jiro ne travaille donc pas seulement à parfaire l'outil du pilote, il travaille aussi à parfaire celui de la guerre et du martyr. Là est son dilemme personnel, quoiqu'il ne donne pas toujours l'impression de bien le saisir. Il n'est point de ceux qui, à l'heure où montent les périls, laissent tranquillement passer le train des jours, en se cachant les yeux si nécessaire. Il prend une part active au massacre annoncé, il en est un rouage, il lui prépare son théâtre de mort. Sans patriotisme guerrier certes, ni gloriole chaussée de bottes, faut-il le dire, non plus cette flamme vipérine qu'allume chez d'autres l'esprit de sacrifice, mais dans la conviction inébranlable que l'art auquel il a décidé de vouer son existence est inconditionnel.
Tout est là, dans cette ambiguïté fondamentale qui colle au personnage de Jiro, naïf faiseur d'avion, naïf faiseur de guerre, et ce n'est point dans sa condition d'homme que nous trouvons alors à l'aimer et à l'admirer, car le sens de son existence se situe au-dessus de toute conjoncture humaine. Nous l'aimons dans sa condition d'artiste, dont l’œuvre flotte quelque part entre terre et ciel, au-dessus du tragique, au-dessus de la beauté, au-dessus de la morale des hommes. Un amour difficile et n'allant guère de soi, entaché d'égoïsme généreux, tendu perpétuellement entre deux pôles contraires. Mais la vraie beauté est là, dans cette difficulté, dans cet inconfort, cette tension, car rien de ce qui avilit Jiro ne dépend réellement de sa personne, pure de toute envie, de toute bassesse, de toute médiocrité. Si nous lui posions frontalement la question fâcheuse, celle de savoir s'il doit ou non continuer à dessiner des avions tout en sachant qu'ils serviront à tuer, il nous répondrait d'une façon ou d'une autre par une autre question, située, elle, sur un plan supérieur : Devrais-je ou non assassiner Mozart en moi ? Dilemme insoluble donc, nous revenons à cette tension première, qui commande le film tout entier et fait d'autant plus résonner la partie fantôme de son titre – Il faut tenter de vivre – dans l'adversité, les choix cornéliens, les souillures imprévues qui tiraillent une existence, somment à toute vie de se replier sur elle, de se recroqueviller, de se tordre, se démembrer, pour satisfaire aux convenances de la morale collective, aux chemins rectilignes que se pavent toutes les carrières honnêtes, les sages existences, les parangons d'exemple, les vies mortes à elles-mêmes...