"La vraie minorité sur cette terre est la minorité des vivants, l'armée des morts est beaucoup plus puissante." (1)


Grandir n'est pas le plus simple des processus. Héroïne haute comme trois pommes, Hushpuppy ne déroge pas à la règle mais aurait très bien pu être la petite princesse égarée d'un de ces contes que l'on adorait entendre avant de s'endormir. Cela dit, est-ce bien l'histoire en elle-même qui nous captivait, ou simplement la voix rassurante et assurée du conteur qui nous guidait ?


La tache des cinéastes désirant s'emparer des mécanismes du conte pour les traduire en images n'est, là non plus, pas le plus simple des processus : la salle obscure a beau s'y prêter, on n'y vient pas pour dormir mais pour rêver éveillé. Dans un accès d'ambition ou de modestie, Behn Zeitlin a choisi de croire. En ses acteurs et actrices non-professionnel(les), en ses décors, en sa musique et, plus globalement, en à peu près tout ce qui lui passe à portée de caméra. Peu importe qu'il prenne le risque de situer son histoire dans un univers ne prêtant pas à s'extasier béatement : le misérabilisme est bien le dernier de ses soucis.


Ainsi, le coeur du film ne bat pas au rythme d'un message : il le créé naturellement, par la sensibilité proverbiale du regard que le cinéaste pose sur les êtres et les choses. Pourtant, à trop faire l'enfant, on risque de chuter, de ne pas se faire comprendre ou d'être rejeté. On ne pardonne pas au conteur ce qu'on accepte venant d'un gosse. Mais Benh Zeitlin n'est pas du genre à abandonner. Il s'accroche au point de vue d'Hushpuppy, embrassant les émotions qui secouent son monde intérieur avec le même aplomb que la troupe d'aurochs lancée à perdre haleine vers le village de la petite fille, coin isolé du Bayou qu'une météo impitoyable menace également de destruction. Un tumulte au coeur duquel le cinéaste plonge sans réserves, sûr de son effet car ne sachant sans doute rien de cet effet avant qu'il ne touche l'écran.


Allez savoir par quel tour de magie, c'est bien parce que Les Bêtes du sud sauvage passe son temps à chercher son équilibre qu'il n'a jamais besoin de le trouver. Avançant au même rythme que la petite Hushpuppy, le film dans son entier invite non pas au dépaysement mais bien à un voyage, avec tout ce que cela comporte de peur et d'émerveillement. Partager celui d'Hushpuppy est un ravissement car il ne conduit pas à idéaliser l'enfance mais à comprendre que cette étape indispensable à la compréhension du monde nécessite de s'y jeter à corps perdu si l'on veut en traduire la complexité. Ce qu'une caméra mobile, heurtée mais virtuose, en mouvement quasi-constant, s'attache à faire avec la dextérité d'un conteur avisé.


Mais ce maelström d'émotions à beau déborder de vie, il suffit que le regard de la petite Hushpuppy se pose sur un animal éventré au bord d'une route pour que l'idée de mort reprenne ses droits. Soit l'image d'un corps ramené à sa dimension strictement matérielle et dont la fragilité à été mise à l'épreuve par une catastrophe naturelle qui ne regarde pas ceux qu'elle emporte, humains comme animaux. Avoir conscience que chaque créature vivante s'achemine lentement vers cet état d'inertie est chose entendue pour un adulte. Il suffit de se focaliser sur cette seule idée pour que l'existence apparaisse comme vaine. Comprendre pour la "première" fois ce qu'est la mort, ici par le regard d'un cinéaste qui plonge régulièrement dans celui de sa jeune comédienne (prodigieuse Quvenzhané Wallis) est un moment précieux pour qui est sensible à la beauté du long-métrage.


Même après plusieurs séances, on peine à réaliser qu'il s'agit d'un premier film. Dommage pour vous, Mr Zeitlin : vous voilà condamné à ne peut-être jamais surpasser ce coup d'éclat. Et tant mieux pour nous : Les Bêtes du sud sauvage possède un tel pouvoir d'attraction qu'il est possible, vision après vision, d'en tomber amoureux comme au premier jour. Tout en sachant qu'en bout de course, Hushpuppy ne sera plus la même, les yeux rivés vers une embarcation qui emporte avec elle les souvenirs d'une vie qui s'achève.


Grandir n'est pas un processus facile. Filmer ce processus en y adjoignant un univers mêlant une réalité difficile à des accents poétiques indomptables, l'est encore moins. Fonctionnant à l'instinct, dynamité par une mise en scène où presque chaque son et chaque image sont traités comme autant de fulgurances éphémères, Les Bêtes du sud sauvage fait pourtant beaucoup plus que d'associer ces deux versants : il les entrechoque constamment pour les faire miraculeusement entrer en osmose.


(1) In Jacques Tourneur, Murmures dans des chambres lointaines, Caméra/Stylo n°6, Mai 1986

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le 14 juin 2013

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Fritz_the_Cat

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