Dans La Naissance de la tragédie (1872), Friedrich Nietzsche distingue deux forces qui traversent l'ensemble de la réalité, caractérisent la psychologie humaine et s'expriment dans l’art :
- Apollinienne : tendance à l'ordre, la régularité et la maîtrise, symbolisée par Apollon (dieu de la beauté et de la lumière).
- Dionysiaque : tendance à la spontanéité, au débordement et à l’excès, symbolisée par Dionysos (dieu de l’ivresse et de la démesure).
Cette opposition entre ordre et chaos est le thème du film Les harmonies Werckmeister (2000). L'apollinien se retrouve avant tout dans les discours ordonnés sur le monde, qu'ils soient rationnels avec les sciences et la philosophie ou mystiques et dogmatiques avec les religions et les pseudo-sciences. La scène d'ouverture présente János comme un personnage naïf impregné de mysticisme qui conçoit l'Univers comme un ordre cosmique au sein duquel chaque élément aurait une place, une fonction et une raison d'être.
« Dans l’Antiquité, la pensée téléologique était plus courante qu’elle ne l’est aujourd’hui. Platon et Aristote pensaient que si les flammes s’élèvent, c’est qu’elles [obéissent à un but qui est de tendre] […] vers le ciel, leur lieu naturel, tandis que les pierres tombent parce qu’elles veulent rejoindre la terre, à laquelle elles appartiennent. On pensait alors que la nature était pourvue d’un ordre chargé de sens. Pour comprendre la nature, et la place qu’on y occupe, il fallait donc saisir sa finalité, sa signification essentielle.
Avec l’avènement de la science moderne, la nature a cessé d’être perçue de la sorte. On en est venu à la comprendre en termes mécaniques, comme étant gouvernée par les lois de la physique. On considère désormais que c’était un signe de naïveté ou d’anthropomorphisme que d’expliquer les phénomènes naturels en se référant à des finalités, des significations et des buts. En dépit de ce déplacement, la tentation d’envisager le monde comme un ordre téléologique [dirigé vers des buts], un tout doué d’un sens, n’a pas totalement disparu. Elle persiste, en particulier chez les enfants [qui pensent par exemple que les arbres existent pour produire de l'oxygène et qu'on a des yeux pour voir], auxquels on doit justement apprendre à ne pas voir le monde de cette façon » Michel Sandel, Justice.
La présence étrange d'une baleine introduit une perturbation dans la petite ville hongroise en période post-communiste marquée par la désillusion existentielle et politique. D'un point de vue existentiel, la baleine est le symbole de l'absurde cosmique chez Albert Camus : la tension entre notre besoin de compréhension et le fait que l'Univers résiste à nos tentatives de compréhension. Le monde et les choses qui le composent apparaissent comme étant dépourvues de finalité, échappent à toute tentative de compréhension par rapport à des buts, sont en décalage par rapport aux attentes humaines.
A ce propos, on peut lire cette analyse sur l'absurde, thème que l'on retrouve dans beaucoup d’œuvres cinématographiques :
https://www.senscritique.com/film/la_femme_des_sables/critique/299945082
L'opposition entre l'ordre et le chaos est introduite plus explicitement avec une métaphore musicale par l'oncle de János, un vieil homme occupé à accorder un piano pour retrouver les harmoniques naturelles (relations entre les notes basées sur les lois physiques des vibrations et des fréquences physiques) qui ont été brisées par l'invention de Werckmeister, laquelle a marqué les prémisses du système artificiel du tempérament égal. Celui-ci représente un compromis, certes imparfait, permettant de jouer dans toutes les tonalités au prix d'une légère déformation des notes. Pour en savoir plus sur la manière dont fonctionne la musique, voir cette excellente vidéo :
https://www.youtube.com/watch?v=cTYvCpLRwao&t=1240s
Mais la tentative de modification de l'instrument pour retrouver la pureté des notes naturelles se heurte à la difficile réception du son produit l'instrument. Sa quête d'harmonie tourne à la dissonance. Cela constitue une double métaphore :
(1) D'abord, celle des tentatives humaines d'imposer un ordre cosmique significatif sur un univers dépourvu de sens que contredit la présence de la baleine. Contrairement au personnage de Jonas ayant pour mission de délivrer un message prophétique aux habitants de Ninive dans le mythe biblique de Jonas et la baleine, le bouleversement existentiel de János ne lui permet pas de trouver du sens dans le chaos. Sa persistance à chercher un sens dans la désillusion le conduira plutôt à la folie.
(2) Ensuite, celle des tentatives humaines d'imposer un ordre politique sur des relations interindividuelles marquées par des antagonismes et donc spontanément conflictuelles. Les désirs humains ne sont en effet pas naturellement harmonisés : les institutions sont une tentative, certes imparfaite, de concilier et d'accorder artificiellement les motivations humaines (par exemple, en décourageant la satisfaction des désirs violents par la menace de sanction qui plane sur d'autres désirs, comme celui de ne pas être privé de son argent par une amande ou enfermé en prison). « Les fourmis ou les abeilles agissent, semble-t-il, par impulsion lorsqu’elles font ce qui est bon pour la fourmilière ou l’essaim […]. Les êtres humains n‘ont pas cette même chance. Pour que leurs actes soient conformes à l’intérêt public, de vastes corps législatifs, religieux et éducatifs encadrant un intérêt individuel bien compris ont été mis en place, avec un succès très limité » Bertrand Russell, Ethique et politique. Elle est accompagnée d'un prince symbolisant la tentation populiste opportuniste et charismatique qui exploite les failles institutionnelles et prétend pouvoir réaliser l'harmonie sociale. Cela concerne également le fascisme qui entend se fonder sur un retour à un prétendu ordre hiérarchique naturel. Cela peut aussi viser tout autoritarisme sécuritaire qui prétend imposer l'ordre par la coercition* ou à l'inverse tout anarchisme qui considère les institutions comme superflues, niant tous deux les forces dionysiaques qui traversent la nature humaine. La foule réunie autour du prince finit par se disperser pour commettre des actes de destruction sans but apparent.
*« Quiconque espère qu’il sera un jour possible d’abolir la guerre devrait s’interroger sur la façon dont on pourrait satisfaire sans danger les instincts que nous ont légués d’innombrables générations de sauvages. […] Le problème du réformateur social, par conséquent, n’est pas uniquement de chercher des moyens d’assurer la sécurité, car si ces moyens, une fois trouvés, ne procurent pas de satisfaction profonde, la sécurité sera sacrifiée au profit de la gloire de l’aventure. Le problème consiste plutôt à combiner […] [la] sécurité […] à des formes d’aventure, de danger et de compétition qui soient compatibles avec le mode de vie civilisé. […]
Il faut que le sauvage qui existe en chacun de nous trouve un exutoire qui ne soit pas incompatible avec la vie civilisée et le bonheur de notre prochain, lui-même tout aussi sauvage que nous » Bertrand Russell, L’autorité et l’individu.
Le film expose donc le fait que chaque tentative apollinienne de mise en ordre est menacée par un surgissement dionysiaque. Tout compromis, qu'il soit musical, cosmique ou politique, est précaire et éphémère. Tarr livre alors une vision désenchantée du monde et une conception pessimiste de la condition humaine qui laissent le spectateur sans réconfort, en dehors de la beauté du désespoir. Une scène sublime présente l'oncle nu dans sa baignoire, symbolisant la vulnérabilité et le désemparement de l'humanité face à un Univers indifférent et à la violence.
Ma tentative, peut-être vaine, d'ordonner le flux chaotique des images en un ensemble symboliquement cohérent s'arrête ici.