Direct à la mâchoire, inattendu, voir ou revoir Eastern Promises revient à assister à un match de boxe rapide et nerveux, où on a l'impression parfois de se prendre nous-mêmes les coups donnés. Cronenberg joue franc jeu : formel, rythmé, au service de son récit, son polar pose un Mortensen russophone (mais avec combien de langues peut-il jouer ?) difficile à saisir et, loin du trash de petit aloi, lance des éclairs de sang sur la pellicule et veut secouer, passant d'un plan à l'autre de la violence ; frontale, puis suggérée.


Dualité, comme toujours : opposition de deux mondes : celui, simple et confortable, de la petite bourgeoisie anglaise face à la jungle classieuse de la mafia russe - de Londres, dans un contexte résolument contemporain. Happé par le contexte familier, quelques codes situationnels placés très vite, Cronenberg veut rassembler les enjeux sur le ring, puis les combattants, en points précis, sur fond de l'une des plus belles compositions d'Howard Shore, gageure de composition, uniquement faite d'un violon mélancolique et, le temps d'une unique scène, aux chœurs de l'Armée Rouge. Londres humide ressemble à une Moscou fantasmée, où la Tamise boueuse évoque la Moskova, où tout est filmé bas, restreint, comme surveillé, coincé entre les petites résidences, peu lumineux, sauf quand on rentre dans la (les) maison close de la mafia. Et ce maudit violon continue de geindre, lancinant, magnifique, en retrait, - la trame sonore ne lui donne que peu de place, comme un petit avant-goût d'enfer, ou de sa porte d'accès.


Très vite la moto de Naomi Watts s'enraye au plus près de la taverne aux loups ; ce sera Mortensen, toujours présenté comme "le chauffeur", qui aura le principal pouvoir de mobilité du film. À travers lui, et souvent lui seul, nous entrons et sortons des lieux-clés de l'histoire : restaurant, bordel, bains, Tamise... Watts en ouvre d'autres, mais souvent pour les quitter (vides d'enjeux vitaux) - appartement, hôpital ; elle perd d'ailleurs très vite le principal objet-moteur de son rôle dans le film, et aurait très bien pu disparaître au bout de trois quarts d'heures de pellicule. Le génie du scénario est de la garder enchaînée à ces ombres vénéneuses que sont (et quel meilleur héritage de cinéma pour en témoigner, avec Scorsese et Coppola) la mafia, son fonctionnement, ses incessants effets boomerang entre monde privé et "professionnel", et sa violence viscérale. Ces sujets dangereux, on les prend, on les pose, et on voit ce qu'ils donnent d'eux-mêmes - quitte à ne pas "boucler" et à laisser le spectateur sur la frustration.


Viggo nous transporte de lui-même dans les ombres, ses promesses, et, pour rester fidèle au titre original, à celles de l'Est. Par son regard, la tension morale (juste, très juste de sobriété, notamment par la fin du film) est instaurée, la persécution, la prostitution, et le désir de justice qui anime ces êtres tirés de leur torpeur quotidienne. On sent que Cronenberg, par cette façon abrupte d'aller à l'essentiel et de conclure d'un grand trait de plume, veut avec ses Promesses, comme avec son siamois mortensenien History of Violence, saisir le spectateur lambda, sinon par la gorge, au poignet, et lui mettre une certaine réalité occulte à la figure, en le prenant lui-même comme exemple d'acteur. Deux performances ajoutent à la qualité du film : Cassel, crédible (ce qui est déjà honorable vu son effroyable personnage), sorte de bouffon armé et imprévisible, sans cesse plus près du (sous-)sol que des visages, sans cesse dans l'excès, et, puisque c'est assumé, cohérent, presque toujours marionnette des autres, alors que lui aussi peut frapper et menacer. Il désarticule de lui-même la notion bâtarde des pouvoirs de la pègre. Son père, joué par Armin Mueller-Stahl, est pratiquement de la trempe d'un Brando. Il passe du gentil tonton cuisinier au meurtrier impitoyable, et, bien entendu, est prêt à tout. La menace du personnage aide à constante qualité du rythme.


En quelque sorte, Eastern Promises est un chaînon manquant, une sorte de croquis sublime d'une potentielle saga maffieuse. Le jeu de la frustration est une énergie intrinsèque au film : ne rien laisser expliqué, achevé, communiqué, et laisser le spectateur finir le voyage de lui-même, remplir le script comme il l'entend. Dimension poétique et séductrice : véritable incitation à regarder d'autres films sur le thème, ou juste sur la violence, la famille. Nous regardons le générique avec la faim au creux du ventre. Séduction à regarder plus de Cronenberg, à poursuivre la route dans les ténèbres, et à suivre le parcours de Mortensen, acteur définitivement génial et éclectique de notre temps.

Aloysius
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le 28 août 2015

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Aloysius

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