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Ma connaissance du cinéma fantastico-horrifique espagnol ne remontait jusqu’alors pas plus loin qu’aux années 90, avec les farces punks de Àlex de la Iglesia ou les thrillers tendus de Alejandro Amenábar. De chouettes films qui ne laissaient pas de traces déprimantes dans mon esprit. Et au vu de la teneur des œuvres que j’avais regardé les jours précédents, j’avais inséré la galette de Les Révoltés de l’An 2000 dans mon lecteur en cherchant quelque chose non pas d’inoffensif (j’avais en tête une variation de Sa Majesté des Mouches), mais d’abordable sans dégoût pour l’humanité.
Et là bam! Le film n’a pas démarré que Narciso Ibáñez Serrador (que nous appellerons désormais par son surnom, Chicho) nous envoie le plus horrible des génériques. On ouvre sur les charniers de la Shoah, on continue avec les estropiés de la Corée et autres cadavres gonflés des famines africaines, avec toujours cette emphase particulière sur les enfants. Et cette voix off, et ces encarts, qui chiffrent les horreurs, avec toujours une proportion ahurissante de victimes beaucoup trop jeunes. Cinq minutes, ressenties pour dix, qui ne balayent que vingt ans d’Histoire. Si le film était sorti plus tard, nul doute q’un chapitre Palestinien, Congolais ou Ukrainien aurait pu s’y greffer tant l’histoire reste la même. Ce sont toujours les enfants qui trinquent de la connerie crasse des adultes. Cela fait des années que je me suis résolu avec ma compagne à ne pas en avoir, par anxiété climatique, géopolitique, et résultante de l’hybridation des deux enjeux, et ce n’est clairement pas cette œuvre qui ira à l’inverse de mes convictions.
Ainsi, lorsque l’on sort de ce douloureux rappel par une transition brutale dans le confort occidental où de ravissantes têtes blondes jouent dans le sable une glace à la main tandis que leurs parents se dorent la pilule, l’effet fonctionne. Lorsque la partie féminine du couple de protagonistes, Evy et Tom, deux jeunes parents anglais en vacances en Espagne sans leur progéniture, n’a pas en tête la dictature franquiste qui s’est éteinte l’année précédente, on comprend que l’homme a vite tendance à oublier les horreurs de la veille. Les ponts avec notre actualité sont glaçants de réalisme, le temps d’une génération ayant suffit à raviver de funestes flammes que l’on espérait éteintes.
La suite est simple. Le couple se rend sur une petite île au large pour fuir la masse des touristes, et se retrouve face à un village vidé de ses adultes. Les enfants y règnent, ils ont éliminé leurs géniteurs. Chicho convoque Rosemary’s Baby, cite ouvertement Night of the Living Dead, rappelle The Birds ou Assault on Precinct 13 dans ses sièges, mais développe sa singularité en nimbant son récit d’une lumière naturelle qui ancre le récit dans le réel. La survie des tourtereaux est diurne, l’horreur est au grand jour.
On inverse la situation et c’est la folie des enfants, cruels de par la construction inaboutie de barrières morales, qui fait morfler les adultes. Tom évoque brièvement la théorie de l’évolution, sans aller au bout de sa pensée, mais signifiant le retournement des proies contre les prédateurs. On abat l’oppresseur avant qu’il ne nous cause plus de tort. Est-ce là la signification du titre français? L’annihilation de l’homme par son propre futur qui, lui, refuse sa funeste destinée? Peut-être bien. Mais on avouera que le titre original ¿Quién puede matar a un niño? est bien plus explicite, et renvoie directement à une réplique du film.La horde juvénile devient alors désincarnée, sans intentionnalité ni idéologie autre que de procéder au jeu de massacre par simple état de fait naturel.
Je me suis un temps offusqué de la déliquescence de Tom, qui s’effondre après avoir abattu son premier enfant. Je me suis dit qu’il était en position de légitime défense, que c’était l’instinct de survie qui justifiait son action. Puis m’est venu l’idée que cette logique de déshumanisation était bien celle que l’on inculque aux soldats envoyés au front, de la propagande américaine qui faisait des japonais des zélotes sanguinaires à celle ukrainienne qui fait du russe un uruk-hai, oubliant que derrière chaque ennemi fauché se trouve une personne, une famille, des aspirations et des idéaux souvent décorrélés de ceux des commanditaires. Que si Chicho refuse l’imagerie fantastique tout en fondant les individualités enfantine dans une menaçante masse, c’est dans ce but exact. Et que Tom, lui, a bien compris la portée de son acte. Il n’a pas été aliéné par une quelconque doxa militariste, et agit dans la contrainte contre des êtres qu’il côtoie dans son quotidien, étant père de deux enfants (presque trois). Et si son action ne le fait pas basculer dans le rejet empathique du spectateur, elle ne fait qu'enfoncer le clou de l’impossibilité de cette situation. La légitime défense est-elle la sienne, ou celle des enfants?
L’introduction avait déjà tranché.