Ode à la Bête Humaine
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le 3 févr. 2023
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Il est des films qu’on découvre avec l’impression étrange qu’ils nous regardent depuis un autre temps, qu’ils nous jugent presque sur notre capacité à nous laisser envoûter. Les Trois Lumières appartient à cette catégorie de visions hypnotiques. Fritz Lang, qui avait encore devant lui Metropolis, M le Maudit et tout un cortège de grands films, signait en 1921 une œuvre déjà magistrale, à la fois méditation sur la mort, fable d’amour et laboratoire esthétique. Si l’on croit encore que le cinéma muet est poussiéreux, lent et confiné à des gestes théâtraux un peu datés, il suffit d’ouvrir les yeux devant ce film pour se rendre compte que Lang savait faire parler l’image avec plus de force qu’une batterie de dialogues contemporains.
Le premier choc du film, c’est sa représentation de la Mort. Pas de squelette en cape noire, ni de faux effrayante, mais un personnage grave, mélancolique et presque usé. On est loin de la caricature médiévale et ce choix change tout. Ici, la Mort n’est pas une ennemie, mais une figure tragique chargée d’un fardeau trop lourd : conduire les âmes. Un rôle de fonctionnaire cosmique, en somme. Lang la filme comme une entité fatiguée de sa mission, ce qui crée une ambiguïté passionnante : la Mort est-elle cruelle par nature ou simplement prisonnière de sa tâche ? On entend presque son soupir : « Je n’ai pas choisi ce métier, vous savez… ». Le cœur du film repose sur les trois histoires enchâssées : l’Orient, Venise et la Chine. Chacune illustre une tentative désespérée de sauver l’être aimé de la fatalité. C’est une variation narrative qui fonctionne comme une fable morale : peu importe le lieu, la culture ou l’époque, l’amour humain se heurte toujours à l’intransigeance de la mort. Je trouve que cela n’est pour autant pas cynique. Au contraire, Lang parvient à rendre ces échecs héroïques. Les amants ne triomphent pas, mais leur combat donne du sens à leur existence. La dimension philosophique du récit m’a ainsi frappée. Les Trois Lumières peut se lire comme une méditation sur la liberté. La jeune héroïne supplie, elle négocie et elle combat, mais doit finalement accepter une limite fondamentale : on ne peut pas renverser les lois de l’univers. C’est une leçon qui résonne encore aujourd’hui. Friedrich Nietzsche, par exemple, aurait apprécié ce film comme une confrontation avec l’inéluctable. Mais contrairement à l’éternel retour nietzschéen, Lang insiste sur la singularité de chaque histoire d’amour : même vouées à l’échec, elles sont uniques et irremplaçables. On pourrait aussi rapprocher le film du Banquet de Platon : l’amour y est présenté comme une force qui pousse à transcender les frontières humaines, parfois jusqu’au sacrifice. La jeune femme n’est pas seulement amoureuse : elle devient une figure quasi mystique et prête à défier l’ordre du monde.
Dès les premiers instants, Lang impose une esthétique singulière : une composition visuelle où chaque plan ressemble à une gravure romantique minutieusement travaillée. Les décors massifs, tantôt gothiques, tantôt orientalisants, ne sont pas de simples arrière-plans mais de véritables points de repère géographiques. L’architecture a quelque chose d’inquiétant et démesuré, elle rappelle à quel point Lang savait manipuler l’espace pour en faire un moteur dramatique. Le mur gigantesque qui entoure le jardin de la Mort, par exemple, n’est pas qu’une muraille : c’est un symbole d’inaccessibilité, un défi lancé au spectateur autant qu’aux personnages. On n’entre pas dans Les Trois Lumières comme dans un mélodrame ordinaire, on s’y heurte et on s’y perd. Comme un combat spirituel. La réalisation s’impose comme une leçon d’inventivité. Lang, encore jeune cinéaste, multiplie les trouvailles visuelles pour donner un souffle presque surnaturel à son récit. Le montage alterne entre lenteur hypnotique et fulgurances et l’utilisation des ombres est déjà digne des plus grands moments de l’expressionnisme. Regardez par exemple la manière dont la Mort est introduite : silhouette sombre et impassible, souvent cadrée frontalement, elle semble absorber la lumière autour d’elle. On devine ici une parenté esthétique avec le Nosferatu de Murnau, comme si Lang avait ouvert la voie à ces incarnations du Mal absolu qui marqueront tout le cinéma fantastique des années vingt.
La véritable audace réside dans la structure du film. Lang ne se contente pas d’un récit linéaire, il éclate l’histoire en épisodes multiples, projetant l’action dans des univers distincts, chacun avec sa couleur, son atmosphère et sa mythologie. On y trouve l’Orient des Mille et Une Nuits, l’Italie de la Renaissance et la Chine impériale, autant de terrains de jeu qui permettent au cinéaste d’exhiber sa démesure visuelle et son goût pour le décor spectaculaire. À chaque nouvel épisode, le spectateur se retrouve comme un voyageur de cinéma téléporté dans un monde étranger. On pense à Intolerance de D.W. Griffith qui utilisait déjà la juxtaposition de récits pour donner une ampleur universelle à son propos. Mais là où Griffith construisait une fresque historique, Lang orchestre une variation poétique sur un même thème : l’inéluctabilité de la mort. C’est précisément cette poésie qui rend Les Trois Lumières si attachant. Lang n’est pas seulement un architecte rigoureux, c’est aussi un conteur qui ose la mélancolie. Loin de se limiter à un simple exercice expressionniste, il investit chaque tableau d’une émotion palpable. Le spectateur, malgré la stylisation parfois outrée, n’est jamais éloigné de l’humain. Au contraire, c’est la grandeur des décors qui rappelle la fragilité des êtres qui les traversent. Il y a un charme irrésistible à voir des acteurs évoluer dans ces mondes immenses, parfois maladroitement mais toujours avec une intensité sincère. La photographie est aussi très marquante. Elle donne au film une texture visuelle qui explique en grande partie son pouvoir de fascination. Elle met en place une lumière mouvante. Les flammes, les bougies t les reflets deviennent des acteurs secondaires. Dans les séquences orientales, l’éclairage souligne les voiles, les tissus et les arabesques. Dans les passages gothiques, la lumière se fait dure, presque tranchante, sculptant des visages qui semblent surgir d’une cathédrale de pierre. Le film est muet, mais cette photographie parle déjà le langage du clair-obscur avec une magnique éloquence.
Lil Dagover, héroïne au regard à la fois décidé et fragile, incarne cette intensité typique du muet où chaque geste devient une phrase. Un simple froncement de sourcils remplace trois répliques et quand elle tend les bras vers l’impossible, on croirait presque entendre l’écho de son cri muet. C’est là que réside la magie : Lang confie aux visages le rôle de haut-parleurs émotionnels. L’acteur Bernhard Goetzke, en personnification hiératique de la Mort, réussit à être glaçant sans jamais hausser la voix, logique, direz-vous, mais quand même : tenir une aura funèbre uniquement avec des yeux fixes et une démarche lente, ça mérite une certaine reconnaissance. Ce mariage entre expressivité visuelle et esthétique fait naître une expérience qui, paradoxalement, semble plus sonore que beaucoup de blockbusters saturés d’effets spéciaux. Le vrai bruit, c’est celui que le film déclenche dans notre imaginaire. Alors si vous pensez qu’un film muet est ennuyeux, laissez Lang vous convaincre du contraire. Vous sortirez du film avec des mélodies imaginées dans la tête, des visages gravés sur la rétine et peut-être l’impression d’avoir conversé avec la Mort elle-même, poliment, sans qu’elle ne vous coupe la parole.
C’est un film qui nous rappelle que le cinéma n’est pas seulement une distraction mais une machine à rêves et à idées. Parce que Lang y conjugue rigueur plastique et vertige métaphysique avec une assurance désarmante. Derrière la Mort fatiguée, on entend déjà battre le cœur du cinéma universel. Il y a peu de choses plus agréables que de se laisser porter par une œuvre centenaire et de constater qu’elle nous parle encore avec autant de force. Un voyage forcé qui sous-entend que l’amour peut être n’importe où si on s’en donne les moyens. On sort du film en allumant une bougie et en la tenant bien droite, comme pour dire à la Mort de patienter encore un peu. Peut-être même lui proposer de s’asseoir et de regarder le film avec nous : après tout, même la Mort a droit à un bon spectacle.
Créée
le 16 août 2025
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