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Les Vieux
6.9
Les Vieux

Documentaire de Claus Drexel (2023)

Claus Drexel s'en explique dans l'intéressant bonus du DVD : il déteste mettre les gens dans des cases. Chaque personne est singulière, chaque histoire est intéressante pour peu qu'on lui laisse le temps de se déployer. Si le titre du film semble faire des personnes âgées un bloc compact, son traitement nous donne à voir un véritable kaléidoscope. Car ceux que l'on euphémise sous le nom de "séniors" offrent autant de variété que nos paysages. Le cinéaste a donc voulu montrer, à travers 36 personnes allant de 80 à 101 ans, un échantillon aussi représentatif que possible de cette diversité : géographique (l'Alsace, le Sud-Ouest, la côte atlantique, la Corrèze, le Nord...), de paysage (la mer, la campagne, la montagne, la grande ville), de catégories socio-professionnelles (des ouvriers aux nobles en passant par la classe moyenne), d'ethnies (beaucoup de Blancs, c'est logique, mais aussi des Africains et Maghrébins), de genre (mixité parfaite, avec 18 femme et 18 hommes, non calculée au départ nous assure-t-on).

Donner la parole à ceux qui ne l'ont jamais a toujours été, explique le documentariste, au cœur de sa motivation. Après avoir filmé les sans-abris et les prostituées, voici le quatrième âge mis à l'honneur. Drexel entend nous prendre par la main, comme un conteur. De fait, ce château qui ouvre le film, entouré de forêts, de rivières et d’un poney broutant à proximité, avant que l'on pénètre dans de larges pièces défraichies, a un petit goût de "Il était une fois". Juste après l’incipit consacré au baron, symbole d’un monde prêt à tirer sa révérence, on découvre trois anciens ouvriers agricoles qui devisent gaiement : après le seigneur, ses serfs, voilà qui est bien l'un des socles historiques de notre pays. Les témoignages vont ensuite se succéder, partant d'une certaine légèreté pour arriver à la question de l'imminence de la mort en fin de film.

On admire la sérénité avec laquelle bon nombre d'interviewés abordent cette question : du regard positif jeté sur sa vie ("j'ai aimé être avec des gens simples" lance un homme) à la sensation de s'inscrire naturellement dans le cycle de la vie ("on va tous mourir, il n'y a qu'à vivre le mieux possible le temps qui nous est donné" en substance), sans éviter la question du suicide, avec cet homme affirmant qu'il a trouvé "un moyen", dont il ne peut "pas parler", avant de mimer un revolver sur sa tempe ou dans sa bouche en rigolant. On sera surpris de voir la religion finalement assez peu présente, si ce n'est par un discret crucifix au mur. Chez cette femme juive filmée dans son appartement parisien, c'est l'énergie vitale qui s'exprime, avec cette saillie qui vient conclure le film : "je mourrai en hurlant !"

Plus que la mort qui se rapproche, ce qui travaille ces vieux est plutôt le présent : la douleur d'avoir perdu sa femme pour cet homme en Ehpad, la sensation de devenir dépendante de son mari pour cette femme lucide, les affres de l'isolement ("le problème, c'est la solitude... non, pas la solitude, l'isolement", corrige cette femme sous ses couvertures), la lassitude de vivre ("j'en ai marre... on ne devrait pas vivre si vieux" lâche la petite vieille croquignolette de l'affiche), le sentiment d'être inutile, d'être devenue un poids pour les autres, à quoi répond un homme très optimiste expliquant qu'il suffit d'écouter quelqu'un pour être utile - ce que fait, en somme, Claus Drexel.

Le dispositif est toujours le même : un plan fixe, large, permettant ainsi de faire "oublier la caméra" (enjeu crucial pour tout réalisateur de documentaire) puisque l'interviewé peut ainsi bouger sans sortir du cadre. L'autre vertu de ces plans larges fixes, c'est d'inviter le spectateur à se montrer attentif au décor, qui raconte aussi beaucoup. On constatera ainsi que le seul point commun à cette mosaïque de vieux est l'ameublement d'un goût atroce. En tout objectivité. Clause Drexel a aussi tenu, explique-t-il, à ce que la parole ne soit pas prononcée avant d'être filmée, pour en saisir toute la spontanéité : il raconte comme il meublait frénétiquement la conversation avec ses interviewés, le temps pour son équipe d'installer la technique.

Sans doute de tels bons principes expliquent-ils la réussite de cet hommage au grand âge. Bon nombre de témoignages restent en tête. On sourit devant ce couple qui explique que, s'il ne pratique plus guère la gaudriole, il se "comprend" à présent et donc ne se dispute plus. Certains protagonistes forment de vraies associations comiques : l'épouse au fond de la pièce tempère sans cesse l'enthousiasme du mari, la paysanne du début ne cesse de couper la parole aux deux autres pour corriger ce qu'ils disent, une vieille se fait gentiment engueuler par sa copine parce qu’elle est sourde. La bonne humeur domine.Tous ces moments parfaitement improvisés permettent au film de conserver une certaine légèreté, mettant en valeur les moments plus sombres : ainsi de ce rural qu'on voit simplement pleurer dans son fauteuil sans plus d'explication, de cet homme en Ehpad qui ne semble plus pouvoir communiquer ou de cette femme née à Oran qui raconte comment autrefois musulmans et chrétiens vivaient en harmonie, avant que les soldats français n'arrivent. Les guerres - Seconde guerre mondiale, Algérie ou Vietnam - sont bien sûr évoquées par les interviewés chez qui elles ont laissé une trace durable ("je n'ai pas mangé un seul fruit de toute la guerre" témoigne cette femme juive).

Claus Drexel a-t-il voulu rehausser la triste réputation des Ehpad ? Il montre en tout cas un homme heureux d'être là, expliquant comment un lien quasi filial s'est établi avec l'une des aides-soignantes. Et pourtant, précise-t-il, quand ces femmes rentrent chez elles après s'être occupées de vieux toute la journée, elles ont leur vie comme tout le monde : il y a le mari, les enfants, les factures à payer... Entre les vieux restés chez eux, qui sont de loin majoritaires dans le film, et les Ehpad, il y a aussi les appartements en résidences médicalisées, qui nous sont montrés avec cette femme expliquant qu’elle s’est résolue à quitter son chez elle pour une solution plus sécurisée.

Pour exprimer comment tous ces destins s'inscrivent dans le cycle sans fin de la nature, Claus Drexel insère de nombreux plans de paysages, parfois très beaux comme ces moutons faisant comme une guirlande sur une colline, auxquels succèdent des cochons broutant l'herbe, qui semblent sortis d'un autre âge comme les protagonistes de cet attachant documentaire.

Le film souffre bien de menus défaut : certaines séquences sont un peu longues (l'homme dont le regard fuit la caméra qui cherchent vraiment beaucoup ses mots) et on ne comprend pas toujours ce qui est dit (l'ex mineur au fort accent, le type à l'Ehpad). Peu de choses : ces Vieux confirment la qualité du travail de Claus Drexel, déjà constatée avec America, son incursion au sein de l'Amérique profonde, largement trumpiste. L'une de nos valeurs sûres, au côté de Raymond Depardon, d’Emmanuel Gras et de Claire Simon. Liste non exhaustive

7,5

Jduvi
7
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le 30 nov. 2025

Critique lue 3 fois

Jduvi

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