Si son réalisateur avouait il y a quelques jours, plus de vingt-cinq ans après sa sortie, combien il a rarement vu aussi mauvais film que cette première œuvre de sa filmographie, il est important de ne pas l'écouter et de se laisser chambouler par le silence et la violence de *Little Odessa*. Oui la photographie est quelque peu datée dans ce New York des nineties, oui la mise en scène cherche encore sa fluidité par moments, s'accrochant aux heurts, s'écoulant lente au vide parfois, oui le scénario reste faible qui ne sait réellement choisir le message à transmettre ; mais *Little Odessa* porte aussi déjà le cinéma à venir de son auteur : 


un cinéma noir, violent, brutalités retenues mais regards écorchés,



un cinéma qui s'attache aux mécanismes de l'échec et raconte l'importance de la famille.


Quelques longueurs, quelques valses en hésitations : les trames narratives de *Little Odessa* se livrent sur deux parallèles dissociables sans qu'on ne sache jamais vraiment quel est le sujet principal du film, quelle est la question qu'il souhaite poser. Un assassin de retour en son quartier d'enfance erre, son jeune frère entre fascination et espoirs l'espionne, une mère mourante les hante, un père usé par l'échec et la médiocrité se blesse à leur contact, **James Gray** filme 


les vaporeuses relations d'une famille éclatée par manque de mots, déracinée dans l'absence d'ego.



Une exécution qui se monte au secret, une traque toute en tension qui louvoie dans les recoins sombres, un final tragique au vent sec de l'hiver new yorkais, James Gray aborde aussi les innombrables motivations et tiraillements de l'implication au monde qui nous nourrit, suit autant que possible l'intrication des petits enjeux qui font le patchwork de nos quotidiens pour y écrire la médiocrité des destins. Accepter de se fourvoyer, pour les personnages, devient la première étape d'un retrait définitif : le héros ne s'aime pas, ne cherche ni gloriole ni richesse, s'efface presque sous le poids détestable de ses engagements. La vie semble lui être une malédiction qu'il a finit par accepter sans y trouver de joie. Pour autant, à l'image de son père, il avance son chemin parce qu'il ne connaît que celui-là. Est-il le personnage central, est-il l'étalon de la narration ? Son jeune frère, qui tâtonne en quête d'un déclic quelconque à lui redonner goût à la vie, paiera les erreurs de ses proches de toute l'innocence naïve qui le meut : au cœur du quartier tout fonctionne en vase clos, les hommes peuvent chercher à s'en échapper, ils continueront immanquablement de se cogner à ses invisibles mais infranchissables parois. L'arme dont ils cherchent à se débarrasser leur reviendra immanquablement entre les mains.
S'extrait-on jamais de ce qui nous façonne ?


**Tim Roth** livre une prestation impeccable, retenue et tourments, le détachement affecté trahissant les affres intérieurs : nul doute que ce rôle de rage renfermée et de mutisme sourd est un de ceux qui lui ont rapidement ouvert de belles portes. À ses côtés, la jeune star de *Terminator 2*, **Edward Furlong** trouve un rôle à sa mesure : finesse et mutisme égal, adolescence en errance au fil du rasoir, naïveté niée. Tous deux, avec **Maximilian Schell** et **Vanessa Redgrave** qui jouent les parents, incarnent avec une forme de concision prudente suintant de tension le cœur d'une famille d'origine russe dans la misérable tristesse des quartiers populaires de New York, 


sans horizon, sans illusion.



Et subliment la désillusion de l'auteur quant aux rêves d'enfance : c'est peut-être ce que nous raconte Little Odessa, qu'on ne se satisfera jamais de ne pas accéder à l'accomplissement qui battait nos pulsions enfantines, qui fabriquait nos projections. Qu'on ne peut qu'être déçu d'une existence qui ne peut pas combler nos attentes, que tout a toujours un goût plus petit après le rêve.


Si de nombreux petits défauts viennent saper l'équilibre de ce premier long-métrage, c'est peut-être là même, dans cette fragilité hésitante, incertaine, que **James Gray** trouve ce qui fait la force de son cinéma, cette espèce de 


compassion silencieuse et désabusée,



cette photographie de l'échec qui hante longtemps avant que de livrer de quoi s'en nourrir, de quoi le dépasser, cette noirceur tragique qui vient clore la narration, où l'innocent ne sait jamais ce qui l'attend, où le faible se cache derrière le pouvoir d'une arme sans pour autant cesser de souffrir de ses tribulations psychotiques, sans pour autant se construire retraite, havre ni paix.
Où le vase clos de l'existence enferme les hommes les uns contre les autres jusqu'à ce qu'ils s'y déchirent de trop de vaines précautions, sans accepter de devenir ce qu'ils auraient pu être si quelqu'un, un jour, avait su leur donner confiance en eux au-delà de l'échec, au-delà des impasses. Où le silence ronge, sacralise et sacrifie les avenirs, les rires, les compassions et les complicités.
Laisse les familles sombrer en déliquescence. Jusqu'aux drames.

Matthieu_Marsan-Bach
7

Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Les meilleurs films de 1995

Créée

le 17 sept. 2019

Critique lue 173 fois

1 j'aime

Critique lue 173 fois

1

D'autres avis sur Little Odessa

Little Odessa
Sergent_Pepper
8

Requiem for a teen.

L’entrée en cinéma de James Gray se fait par un geste aussi fort que naïf : dans une salle obscure, face à un western dont la pellicule finit par brûler. La symbolique est ambivalente : fin du...

le 13 sept. 2016

59 j'aime

4

Little Odessa
drélium
5

Critique de Little Odessa par drélium

Il y a quelque chose, du James Gray surement, faut aimer... C'est incroyablement déprimant et remporte une certaine unanimité qui m'étonnera toujours. C'est bien joué assez logiquement avec Tim Roth...

le 22 juin 2012

35 j'aime

9

Little Odessa
Kiwi-
8

Childhood Poverty.

Comme les matriochkas, « Little Odessa » enchaine au milieu d’une tragédie familiale un thriller obscur se composant de plusieurs facettes. Chronique d’une famille russe égarée à Brooklyn et dont...

le 15 mars 2016

31 j'aime

2

Du même critique

Gervaise
Matthieu_Marsan-Bach
6

L'Assommée

Adapté de L’Assommoir d’Émile Zola, ce film de René Clément s’éloigne du sujet principal de l’œuvre, l’alcool et ses ravages sur le monde ouvrier, pour se consacrer au destin de Gervaise, miséreuse...

le 26 nov. 2015

6 j'aime

1