L'Amour, pour les plus de 18 ans.

Se plonger à nouveau dans un film de Gaspar Noé, c’est toujours la garantie d’y déceler des éléments qui nous avaient échappé, soit par manque de maturité, soit plus simplement parce que notre attention se posait sur un aspect du film en particulier qui nous interpellait plus qu’un autre. Son cinéma est organique, conçu de manière aussi instinctive, fonctionnant la plupart du temps à l’improvisation, que paradoxalement programmatique, dans le sens où le moindre élément à l’écran semble avoir un sens et répondre aux autres, souvent de film en film. C’est pour toutes ces raisons que pour peu que l’on soit réceptif à son œuvre, et sensible à ses préoccupations, il est indispensable et passionnant de revoir ses films régulièrement, peu importe l’ordre. Mais cela peut également s’avérer une tâche risquée dans le cas de certains de ses films dont on aurait occulté plus ou moins volontairement les évidents défauts par trop d’amour à l’encontre de sa filmographie, comme un aveuglement volontaire pour ne pas avoir à dire du mal de lui. « Love » est sans doute le film le plus clivant du monsieur, y compris chez ses admirateurs, bien plus qu’un film extrême comme Irréversible dont la valeur a progressivement réussi à convaincre un grand nombre de personnes au fil du temps, même chez ses plus farouches détracteurs. Le fameux porno d’auteur en 3D qui était vendu à l’époque comme un grand mélo fait pour faire bander les garçons et pleurer les filles, à peu près, avait en son temps fait l’effet d’une vilaine baudruche qui, passé l’étonnement de sa scène d’ouverture provocante, avait semblé à beaucoup de gens ne plus savoir que faire de son concept et s’enfermer dans une logorrhée psychologisante digne des premières réflexions existentielles d’un pré-ado bouffé par ses hormones et ses questionnements hautement complexes sur le sens de la vie et de l’amour. Ou plutôt l’Amour devrait-on écrire, tant Noé voulait raconter une passion dévorante et destructrice avec force sentiments extravertis et crises de larmes hystériques. Pour les fans dont je faisait partie, la beauté plastique de l’œuvre, ses scènes de sexe sublimant l’acte par les cadrages larges pour la plupart en plongée et la photographie une fois de plus admirable de Benoît Debie, et même les sentiments convoqués tout au long du film suffisaient au bonheur simple ressenti face à son visionnage. Des qualités propres à son auteur qui occultaient ses très nombreux défauts plus visibles que d’ordinaire, et donnaient du grain à moudre à ses plus féroces détracteurs qui ne cessaient depuis les débuts de sa filmographie d’invoquer les gamineries dont il était coutumier, ses provocations souvent stériles et ses réflexions sur l’existence d’une naïveté désarmante. Et force est de constater qu’ici, il tendait clairement le bâton.


Revoir le film plusieurs années après sa sortie (7 ans déjà), a quelque chose de fascinant, donc, car il est difficile, en faisant preuve d’un minimum d’objectivité, de nier tout ce qui peut ne pas aller dans le résultat. Des accusations, peut-être pas légitimes, mais méritant d’être entendues, de regard trop exclusivement masculin (le fameux male gaze avec lequel on ne nous empoisonnait pas encore l’existence à l’époque), aux futilités ouvertement nombrilistes jusqu’au grotesque (cela va des détails habituels dans le décor, VHS, affiches, ou ici maquette du Love hôtel de Enter the void , au rôle que s’est octroyé Noé lui-même, galeriste puant à la moumoute improbable, dénommé … Noé, au bébé de Murphy qui s’appelle Gaspar), en passant par les dialogues pour beaucoup particulièrement neuneu (« Gaspar, la vie est difficile, tu sais. »), on peut tout à fait admirer le cinéaste pour son talent de metteur en scène, sa singularité et la cohérence de son œuvre, et reconnaitre qu’ici, dans un cadre plus écrit que la moyenne de ses films, il tombait dans des travers dont il était difficile de nier le caractère quelque peu embarrassant.


Et pourtant, en dépit de tous ces défauts qui seraient insurmontables ailleurs, surgit au milieu de ces gentilles bêtises des moments fulgurants de beauté, et plus encore, de mélancolie douloureuse propre à faire remonter à la surface bien des souvenirs tenaces chez beaucoup de spectateurs. Car nous sommes ici dans cette catégorie d’œuvres s’en remettant totalement au vécu de chacun, que ce soit en matière de relations amoureuses, ou tout simplement dans la vie, avec ce que l’on peut porter en nous comme souvenirs, et donc ce que l’on peut projeter de nous dans l’histoire racontée. On l’a beaucoup dit, à juste titre, le personnage masculin campé par Karl Glusman est un connard. C’est un fait, difficilement contestable, le type est toxique, jaloux, ne peut tenir sa bite en place dès qu’une occasion se présente, quand bien même il est capable de tendresse avec la femme qu’il aime, et enfin il confond amour et passion dévorante, jusqu’à l’excès, provoquant des tumultes … irréversibles chez cette dernière. Dans ces conditions, on peut entendre les reproches de certains face au résultat, adoptant le point de vue masculin malgré tout, jusque dans les scènes de sexe étonnamment vieux jeu dans leur façon de s’en remettre essentiellement au plaisir de l’homme (éjaculations filmées frontalement, là où la jouissance féminine est rarement mise en avant). Alors comme crédit à donner à Gaspar, il est logique d’adopter un point de vue avec lequel on se sente plus à l’aise, il s’agit de la base du cinéma, et l’on ne peut reprocher à un cinéaste (homme ou femme), de filmer ce qu’il comprend, le souci ici étant la nature du personnage en question, souvent à claquer. **On ne reprochera pas non plus à Noé de faire passer ce dernier pour quelqu’un de sympathique, ses défauts étant évidents à l’écran, et même accentués avec une sorte de morale presque conservatrice, le mettant face à ses responsabilités d’homme, le punissant de ses excès pourrait-on dire, ce qui est étonnant de la part d’un homme semblant pour le reste mettre en avant et prôner un hédonisme sans limites, invitant à jouir de la vie sous tous ses aspects et excès, car comme chacun le sait et comme il le rappelle de film en film, le temps détruit tout et à la fin, il ne reste plus rien.


Il est donc fascinant de constater à quel point le film regorge de ces détails faisant une Œuvre personnelle avec ses obsessions, certes avec plus de défauts ici que d’ordinaire (jusque dans la direction d’acteurs problématique, on sent que Noé est plus à l’aise pour la direction dans ses films en français qu’en anglais, voir également Enter the void qui pêche beaucoup à ce niveau), mais dont l’aspect fragile et malade contribue paradoxalement à en accentuer les qualités fulgurantes. Et à ce titre, on ne peut qu’être à genoux face à la maîtrise affolante dont il peut faire preuve en matière de montage, d’élégance du filmage, de pertinence dans les différentes options de mise en scène (cadres fixes accentuant la picturalité lors des nombreuses scènes de sexe explicites, adoptant la même valeur de cadre, en plongée, mais également mouvements d’une grâce dingue, comme lors de la sublime scène de rencontre au parc des Buttes Chaumont), de cette faculté à transmettre la fièvre s’emparant de ses protagonistes dans leur façon de vivre leur vie à fond, que ce soit en matière de fêtes, de drogue, et de cul, donc. Les marottes habituelles pour qui aime son cinéma, mais ici livrées en une forme de digest de sa filmographie, regroupant tout ce que l’on peut aimer ou détester chez lui, qui selon le côté duquel on se situe, peut faire office de sublime best of définitif ou au contraire d’auto-caricature plus que gênante.


Ce que l’on retient au final, plus que ses défauts, restera cette incroyable détresse affective comme il ne l’avait jamais exprimée avant, en tout cas pas de façon aussi amère. Post coïtum animal triste, comme aurait pu s’appeler le film, et on le ressent bien lors du final déchirant, qui en dépit de ses dialogues plus naïfs que jamais, nous fait ressentir tout le gâchis d’une fusion qui aurait pu donner une grande histoire (et d’une certaine manière, cela a donné lieu à des moments intenses), mais qui par l’immaturité de l’un et la fragilité émotionnelle de l’autre (« J’ai peur de souffrir. Je ne veux pas avoir mal », lui dit-elle lors de leur rencontre), n’aura débouché que sur une immense histoire détruite, un néant dont le 2ème personnage féminin restera comme la cinquième roue du carrosse. Ce qui pourrait passer comme une inélégance de la part de Noé sera finalement ce qui nous laissera le plus d’amertume au final, car il semblera difficile, après tout ce que chacun aura vécu, que cette histoire puisse donner quelque chose de sain. A la manière dont les protagonistes se seront détruits tout au long de cette histoire, on peut dire que la tout dernière image laissera un souvenir plus que déprimé, surtout au regard du montage kaléidoscopique ayant placé les plus beaux moments d’osmose entre deux personnes amoureuses juste avant le grand déchirement final, comme deux extrêmes d’une relation portant en elle son futur échec dès le début, dont seul le spectateur aura conscience. A chacun de voir, à ce moment précis, s’il a malgré tout envie de vivre une fois dans sa vie le grand Amour, en prenant le risque de vivre la déchirure et en acceptant que celle-ci soit d’une violence décuplée par rapport à l’exaltation l’ayant précédée. Comme quoi, derrière les futilités du grand enfant voulant provoquer, se cache toujours cet adulte angoissé, capable de réflexions profondes sur notre nature désespérante de pauvres créatures cherchant tellement un Absolu que l’on en oublie la plupart du temps l’essentiel.

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le 31 juil. 2022

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micktaylor78

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