On peut ne pas être client de Bruno Dumont, de ses tragi-comédies sociales au sens parfois nébuleux, de ses choix d’acteurs non-professionnels qu’il semble vouloir exhiber en bêtes de foire, comme moteurs de films à la construction par ailleurs très intellectuelle, froide ; on peut lui préférer, dans une démarche pas si éloignée, le réalisateur Jean-Charles Hue, qui fait passer plus d’empathie et de chaleur à partir de thématiques semblables (surtout langagières et sociologiques – voir l’excellent diptyque La BM du seigneur et Mange tes morts, où des acteurs gitans jouent leurs propres rôles dans un scénario de fiction). Mais peut-être ne comprend-on pas Bruno Dumont. Peut-être aspire-t-il à plus grand, peut-être son angle de vue ne se réduit-il pas à ces clichés provinciaux extrêmes, peut-être lui-même est-il, en fait, un vrai caricaturiste, un réalisateur de comédie populaire underground, un amuseur incompris qui tente de faire passer quelque chose de plus fort à travers ses personnages paysans sans instruction et ses panoramas de campagne sans vie. Peut-être, en fait, ne souhaite-t-il que se marrer, se moquer de tout le monde sans distinction de classe ni de rang, aller jusqu’au bout de cette volonté qu’on a pu lui prêter de tourner en dérision la vie des pauvres (ce n’était sans doute pas la sienne) pour tourner aussi en dérision celle des riches. Peut-être Bruno Dumont est-il un nihiliste total, peut-être Ma Loute est-il un gros pétage de plombs qui n’a pour but que de convaincre que oui, son réalisateur et bien un gros troll velu, et que sa méchanceté, après tout, peut bien s’adresser à tous. Peut-être.


Ce qui est sûr, c’est que Ma Loute explose tous les extrêmes, que ce soit par rapport au cinéma de Bruno Dumont qui n’a rien fait de tel auparavant, ou par rapport à la comédie française en général qui n’a, à ma connaissance, jamais rien connu d’aussi sauvagement burné, méchant, corrosif, et en même temps aussi atrocement drôle que ce vaudeville humain (humanoïde) qui explose en toute âme et conscience la plupart des concepts et des valeurs soigneusement érigés, d’un côté par les réalisateurs de drames sociaux contemporains (Jean-Charles Hue donc, mais aussi Laurent Achard, Romain Gavras ou les frères Dardenne), de l’autre par les réalisateurs de comédies, de toutes écoles ceux-là, de Bruno Podalydès à Patrice Leconte en passant par Eric Judor et Etienne Chatiliez ; qui redéfinit ces concepts, les recolle ensemble, les mélange, dans un résultat volontairement difforme et parfaitement calculé dans sa difformité, où se confondent rire, sidération, tristesse, jusqu’à une certaine forme de consternation face à la cruauté sans borne avec laquelle Dumont modèle ses personnages, écrit leurs dialogues, les déguise, les fait tomber, voler, hurler, grimacer, rouler, manger, baragouiner ou ravaler d'inaudibles plaintes qui disent à elles seules toute leur pathétique condition. Ma Loute est une soupe, une bouillie de pop-culture ultramoderne et ultraringarde à la fois, à la fois pleine d’une haine féroce mais aussi d’une tendresse sans fard envers une humanité uniformément gogole.


Dans son film, Dumont jette pêle-mêle le cadre nostalgique d’un roman de Gaston Leroux (impossible de ne pas comparer la baie de la Slack au fort côtier du Parfum de la dame en noir adapté par Podalydès), la frénésie comique quasi-cartoonesque typique des films avec Eric & Ramzy dont il récupère les gags idiots de personnes qui ne sont pas maîtresses de leurs mouvements et se cassent la gueule n’importe quand, le détachement effaré d’un reporter de Strip Tease ou d’un cinéaste belge comme Vincent Lannoo, jusqu’à la brutalité frontale d’un Ruggero Deodato quand il s’agit de montrer des cannibales (jusque là). Il reprend et accentue cette maladresse langagière qui empêche ses personnages d’aligner trois mots correctement, comme frappés d’une dyslexie aigüe, sauf qu’en fait ils sont juste cons (« personnes disparues » devient « dispersonnes », etc.), il affuble les riches d’accoutrements grotesques et de névroses outrancières, de tics de langage insupportables et de démarches physiquement ridicules, comme en écho au film du même nom de Patrice Leconte en cent fois pire. Ça ne serait pas marrant si Dumont ne prenait pas une distance telle avec ce qu’il raconte, s’il ne lâchait pas totalement la bride comme il le fait. Car Ma Loute est un bordel en flux tendu, c’est ce qui le sauve et ce qui le rend si unique. Un immense foutoir qui, tout en ramant dans un océan d'influences, réussit à imposer une singularité totale, une maîtrise formelle absolue et étonnamment distinguée dans la caricature la plus violente.


Il faut le voir pour le croire : Ma Loute conjugue la pire des grossièretés avec la plus belle des finesses. C’est un film qui blasphème, qui moque, qui insulte, qui mollarde presque à la face du spectateur des sketchs d’une brutalité inouïe. Mais c’est aussi un film qui regorge de personnages parfaits, qui possède un sens du rythme qui lui est propre, qui assume à 100% sa propre démence, à l’image des acteurs connus qui s’y con-promettent sans tabou : Fabrice Luchini, Juliette Binoche pour ne citer qu'eux, dans le lâcher-prise le plus total, incarnent le ridicule, l’épousent, s’abandonnent, à deux doigts du suicide professionnel, à la fois complètement nuls et complètement géniaux, ultra-graveleux et ultra-courageux, s’enfoncent dans un pathétique manège digne d’un Actor’s studio moldave jusqu’à nier leur condition d’acteur, ou plutôt jusqu’à réduire celle-ci à portion congrue, négligeable, comme pour alimenter cette conviction typiquement Dumont-esque que jouer n’exige pas d’être professionnel – plus loin, que de se prétendre professionnel relèverait de l’imposture, comme en témoignent les performances sidérantes d'un casting inconnu qui a pour ambassadeurs Didier Despres et Cyril Rigaud en relectures folles de Dupont et Dupond. Les enfants observent ces adultes trop aisés, se moquent d’eux, vivent leur vie. Ce n’est que sur un malentendu que les classes se rapprochent, façon Chatiliez : entre deux blasphèmes et trois bégaiements agonisants, voir le pauvre et la riche se bécoter sur la plage est l’un de ces moments magiques, bercés par une mise en scène magnétique. Le regard de Billy, garçon-fille qui scrute la caméra de ses beaux yeux bleus, sème l’un des nombreux troubles du film autour de son sens profond. C’est l’un de ceux qui l'élèvent, au même titre que les bêlements lamentables de Luchini (« Isabelle ! La glyciiine ! ») ou le regard fou d’un Jean-Luc Vincent qui murmure : “we know what to do, but we don’t do”. En quelques idées poussées à leur extrême, Bruno Dumont, lui, vient de réussir le film français le plus radicalement subversif de son temps, faisant passer Quentin Dupieux pour un provocateur d’opérette.

boulingrin87
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur.

Créée

le 18 oct. 2016

Critique lue 856 fois

5 j'aime

1 commentaire

Seb C.

Écrit par

Critique lue 856 fois

5
1

D'autres avis sur Ma Loute

Ma Loute
guyness
3

Dumont: dure ville, rase campagne

Je n'y allais pas animé d'un projet de joie mauvaise, malgré une détestation relativement cordiale de ce que je connaissais du travail du bonhomme. Dumont, pour moi, c'est le type qui était capable...

le 25 sept. 2016

73 j'aime

43

Ma Loute
Chaiev
7

C'est du lourd !

Chaque famille a ses proverbes, et combien de fois ai-je entendu chez moi répéter cet adage : « on ne traverse pas un marais, on le contourne». Autant dire qu’en assistant à la projection du dernier...

le 13 mai 2016

71 j'aime

11

Ma Loute
Moizi
9

Touché par la grâce

Bruno Dumont, non content d'être le meilleur réalisateur en activité, montre maintenant à chaque film une volonté d'évoluer, de proposer autre chose, sans pourtant se renier. On voyant dans Camille...

le 13 mai 2016

62 j'aime

3

Du même critique

The Lost City of Z
boulingrin87
3

L'enfer verdâtre

La jungle, c’est cool. James Gray, c’est cool. Les deux ensemble, ça ne peut être que génial. Voilà ce qui m’a fait entrer dans la salle, tout assuré que j’étais de me prendre la claque réglementaire...

le 17 mars 2017

80 j'aime

15

Au poste !
boulingrin87
6

Comique d'exaspération

Le 8 décembre 2011, Monsieur Fraize se faisait virer de l'émission "On ne demande qu'à en rire" à laquelle il participait pour la dixième fois. Un événement de sinistre mémoire, lors duquel Ruquier,...

le 5 juil. 2018

77 j'aime

3

The Witcher 3: Wild Hunt
boulingrin87
5

Aucune raison

J'ai toujours eu un énorme problème avec la saga The Witcher, une relation d'amour/haine qui ne s'est jamais démentie. D'un côté, en tant que joueur PC, je reste un fervent défenseur de CD Projekt...

le 14 sept. 2015

72 j'aime

31