Film atypique s'il en est, Ma Loute a tout de l'œuvre mal perçue, mal aimée, mal comprise. Et il faut dire que les motifs d'incompréhension sont nombreux, au premier rang desquels on retrouve la sempiternelle dissension entre les attentes du spectateur lambda, payant son ticket pour voir une « comédie française », un « film social à la française », ou peut-être même une « comédie sociale à la française avec Luchini », et les intentions d'un auteur qui ne cherche rien d'autre à faire que du cinéma. Du cinéma dont la fonction première ne serait pas d'embellir ou de retranscrire le réel, mais plutôt de nous le faire voir autrement, sans nos filtres habituels, sans les lunettes déformantes que nous avons sur le nez.

Mais si nous voyons mal les choses, c'est parce que notre société, justement, transforme sans cesse la réalité, la maquille selon ses goûts, la redessine selon ses envies, nous privant ainsi de sa substantifique moelle, de sa beauté ou de sa vérité. C'est ce que Dumont nous indique en plaçant au centre de son histoire le Typhonium, la maison de villégiature de la famille Van Peteghem. Cette demeure, en effet, a la particularité de posséder une architecture égyptienne qui est, forcément, peu en vogue sur le littoral calaisien. Seulement, comme sa façade a été recouverte de béton, sa véritable nature nous échappe totalement. Ainsi, pour nous rendre la vue, celle qui échappe notamment au nanti du haut de son promontoire, Dumont oppose à la tromperie sociale celle du cinéma, celle d'un art dont les illusions et les artifices peuvent faire transparaître le vrai derrière le faux.

Si avec la série P'tit Quinquin, Dumont se convertit à l'humour, ses intentions restent inchangées. La preuve, avec Ma Loute, il prolonge cet univers pour mieux soutenir la vision qu'il a de l'humain, utilisant la syntaxe du burlesque pour parler du tragique, luttant contre les représentations sociales à coup d'outrance et d'absurde. Qu'importe alors cette enquête, menée par les détectives Machin et Malfoy, car la véritable disparition ne concerne pas une touriste durant l'été 1910, mais bien la nature humaine dissimulée de tout temps par nos sociétés qui se veulent hautement civilisées.


Ainsi, la baie de la Slack et le début du Xxe servent de décor au petit théâtre de la vie où se joue l'éternelle pièce des discriminations sociales : dans les hauteurs siègent les dominants, les Van Peteghem, tandis que les contrebas sont réservés aux dominés, les Brufort. Ces deux milieux sont séparés par une frontière naturelle, le bras de la Slack, que les dominants traversent en étant portés par les dominés. Voilà, tout est dit ! En l'espace de quelques traits, en utilisant judicieusement le visuel, Dumont évoque avec force les rapports de domination que nos sociétés entretiennent pernicieusement. De même, si l'humour est là, la farce devient méchamment grinçante en illustrant assez rudement la lutte des classes : en assimilant les gueux à des cannibales et les nantis à des incestueux, Dumont nous rappelle sans détour la dure loi de la jungle sociale : les plus démunis vivent avant tout pour survivre, quant aux plus riches, ils entretiennent l'entre-soi afin de garantir leur profit. Si l'outrance de la mise en images peut rebuter, reconnaissons à notre homme le mérite de viser juste et de savoir interpeller.

Il le fait notamment en s'en prenant aux raisons évoquées par l'élite pour justifier la persistance des discriminations : celles-ci, résumées par l'intérêt d'André Van Peteghem pour la grâce et la prédestination, sont aussi fumeuses que mystiques, et ne méritent rien d'autre que d'être tournées en ridicule. En effet, comment peut-on croire sérieusement que certaines classes sociales ne méritent que « l'enfer », tandis que les autres seraient destinées au « paradis » ? Comment croire, en effet, que les airs civilisés que se donnent les nantis les rendent plus beaux ou plus dignes pour autant ? C'est bien sûr cette représentation sociale, cette croyance étrange que le monde est ainsi fait et que rien ne doit changer, que Dumont s'emploie à faire voler en éclat, en rappelant que nous sommes tous pareils, tous des tarés, tous des monstres potentiellement, tous des humains certainement.


Pour ce faire, il représente notre monde social comme étant au contraire celui de la disgrâce, de la lourdeur, de la laideur ou de la gaucherie. Ainsi, on ne compte plus les personnages qui tombent, qui chutent, qui roulent, qui se perdent en maladresse (dans les gestes ou les paroles) ou qui se meuvent avec la plus grande des difficultés. Certaines scènes sont irrésistibles et méchamment jubilatoires (la tentative de découpe du gigot, les bruits de baudruches que laissent échapper les inspecteurs, les mouvements entravés du personnage incarné par Luchini...), tandis que d'autres, il est vrai, se retrouvent minées par la présence de longueur ou de gag peu inspiré (comme le soliloque final de Juliette Binoche).

Si Bruno Dumont ne réussit pas tout, il parvient néanmoins à emporter notre adhésion en faisant la part belle aux arts populaires, au burlesque, au carnavalesque ou au théâtral, afin de rire de ces représentations sociales en tout point ridicule. Rire pour ne pas avoir à pleurer, bien entendu... Il convoque ainsi le sens du visuel et de l'absurde d'un Tati ou Leo McCarey, le sens du trait d'un Hergé, ou encore la verve caustique d'un Scola ou Fellini, afin de malmener joyeusement les archétypes : les pauvres semblent sortir de Affreux, Sales et Méchants, les riches sont assimilés à des pantins ridicules, quant aux arbitres des débats, le duo d'inspecteurs, ils s'apparentent à un mixte improbable entre Laurel & Hardy et les Dupondt... Quelles que soient les classes sociales auxquelles ils appartiennent, les personnages de Ma Loute sont ainsi tous égaux dans la difformité ou la monstruosité ! Et pour renforcer ce sentiment d'égalité, Dumont place sur un même niveau acteurs pro et non pro ! En effet, alors qu'il filme sans détour les trognes des amateurs, ceux-là même qui incarnent les pauvres, il prend un malin plaisir à désacraliser le « monstre sacré » du cinéma français, en malmenant le jeu habituel d'un Luchini ou d'une Binoche. Et à travers eux, ce sont les nantis qui chutent de leur piédestal, évidemment.

Mais ce qui est ridicule, n'en doutons pas, ce sont les représentations sociales et non les personnages, ce qui est absurde, c'est de croire que la nature humaine change selon la place que l'on occupe sur l'échiquier social. C'est ce que nous indique Dumont en exaltant la beauté singulière de la Côte d'Opale, dont les atouts naturels ne correspondent pas vraiment aux stéréotypes paradisiaques, tout comme il loue la beauté androgyne de Billie. C'est d'ailleurs à travers ce personnage qu'il célèbre la vraie force de la nature humaine, cette possibilité que l'on a tous de se réinventer et de transgresser les codes établis. Un personnage fort sur lequel vient refléter l'image du cinéma lui-même. Car au fond, croire en Billie ou au cinéma, c'est du pareil au même ! Cela revient à croire en l'art du subterfuge ou de l'illusion pour changer de peau ou de point de vue, pour échapper au carcan ridicule dans lequel on veut nous enfermer, afin de voir enfin le monde de plus haut. C'est d'ailleurs après avoir retrouvé Billie que l'inspecteur Machin a pu échapper à la pesanteur de son milieu, à la vase sociale dans laquelle il était jusqu'alors, pour s'élever dans le ciel et voir enfin les autres comme ses semblables.

(7.5/10)

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le 9 août 2023

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Procol Harum

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