En allant voir ce film, j'étais disposée à recevoir une dose de comique. Un comique qui fait pouffer bêtement ou rire à pleines dents. Mais j'ai été surprise, trèèès surprise. Après la séance, je ne savais pas si j'avais apprécié ou pas du tout. Après réflexion, j'en ai conclu que je ne pouvais pas affirmer avoir aimé ce film, mais bien de l'avoir trouvé intéressant.

C'est l'histoire de Billie van Peteghem et de Ma Loute, le fils Brufort, qui tombent amoureux. Le hic, c'est que l'un des tourtereaux est issu d'une famille riche et bourgeoise, et l'autre d'une famille de pêcheurs. C'est aussi l'histoire de mystérieuses disparitions dans la baie de la Slack, de mélange des genres, de classes sociales, et de cannibalisme (oui oui, vous avez bien lu !). Les différentes intrigues se mêlent aux problématiques soulevées : le tout s'accumule et se rejoint.
On découvre que la famille de pêcheurs est à l'origine de la disparition des promeneurs (bien bourgeois s'il vous plaît-merci-sans-façon) ; elle en fait tout simplement... ses repas. Nous avons d'ailleurs le plaisir d'assister à une magnifique scène de mastication de doigts. Le choix des victimes exclusivement bourgeoises n'est évidemment pas un hasard. C'est une métaphore de la lutte des classes. On constate que les Brufort sont pêcheurs de moules : ils ne sont donc pas dans l'impossibilité de se nourrir autrement que par le cannibalisme. Le fait est que c'est pour eux un moyen de s'opposer aux personnes de la haute (on peut considérer ça comme une attaque et/ou une vengeance) ; cette action est hautement symbolique. Les bourgeois, eux, marquent ce clivage par du mépris, qui est d'ailleurs la source de la réponse par le cannibalisme. Par exemple, Aude van Peteghem, jouée par Juliette Binoche, se moque de la façon de parler de Ma Loute alors qu'il a été invité à déjeuner à la villa. Elle en rit, mais d'un rire attendri par ce "bon sauvage". Le mépris est là, caché derrière son plaisir d'avoir été distraite comme par un animal de foire qu'on trouve mignon quand il fait des grimaces.

Finalement, même si Ma Loute ingurgite de la chair humaine tous les jours, les deux amoureux se retrouvent coincés au beau milieu de cette gueguerre. Pris au piège entre la famille de pêcheurs brutaux et cannibals et la famille bourgeoise complêtement décadente (personnages extrêmes dans leur excès, inceste et mystique sont au rendez-vous), ils semblent être les deux seuls personnages réellement dotés de sentiments humains. C'est Roméo et Juliette à la façon de Bruno Dumont. Seulement... leur histoire est écourtée lorsque Ma Loute découvre que Billie... est un garçon à ses yeux. Pendant presque tout le film, nous, spectateurs de cette fresque déjantée, sommes plongés dans le doute. Pourtant, c'est évident : Billie est une jeune fille assignée garçon, qui s'habille en fille non pas par jeu mais parce qu'elle se sent comme telle ! Mais même quand c'est évident, on reste longtemps incertain à cause du déraillement général de l'esprit des van Peteghem dont on n'est pas sûr qu'ils aient toute leur tête. Les coups de poings assénés par Ma Loute à Billie (super violent) qui achèvent de boucler leur idylle témoignent alors d'un triomphe ou d'une défaite, ça dépend de quel point de vue on se place : à la fin de l'histoire, les classes sociales subsistent et restent séparées. Après les étincelles créées par la scandaleuse passion des jeunes gens, il y a retour en arrière : pas d'harmonie et de mixité possibles. Les bourgeois restent entre bourgeois et les démunis entre démunis, réunis au sein de deux microcosmes hermétiques. La flamme d'un espoir de réconciliation portée par un amour naissant, à peine allumée, est aussitôt éteinte. Le ton comique du film est altéré par cette touche de pessimisme ; l'humour en devient carrément grinçant : on ne rit pas tant que ça. Dumont fait donc une sévère critique de l'homme, qui, égoïste, refuse tout moyen de vivre en harmonie avec les autres. Si un semblant d'espoir apparaît, il l'éradique. Il se complaît dans l'inégalité par fierté, ne voulant pas se mélanger à des personnes différentes de lui.

Tout ça avec l'enquête menée par un inspecteur qui fait des bruits de ballon de baudruche quand il bouge et son adjoint incompétents en fond. Ici comme dans les œuvres du courant de l'Absurde, la foi en l'homme est absente et son existence est vaine. J'ouvre le débat : dans sa grossièreté, le film est-il voyeur et perpétue-t-il des clichés méprisants sur les opprimés ou bien est-il tellement grossier qu'il en est subtil à travers une réflexion sur la violence ?

leonight77
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le 20 juil. 2016

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