Cinq ans après "La vie d'Adèle", sa Palme d'or et son parfum de scandale, Abdellatif Kechiche nous revient avec un nouveau film centré également, mais de manière différente et dans un autre contexte (celui des vacances d'été), sur l'amour et le désir.
Librement inspiré du roman "La blessure, la vraie" de François Bégaudeau, "Mektoub, my love" se déroule durant l'été 1994 à Sète dans le Midi de la France et raconte l'histoire d'Amin, jeune homme partagé entre ses études de médecine et l'écriture de scénarios, domaine dans lequel il espère percer et monter à Paris. Là-bas, il passe son temps entre le restaurant de sa mère un brin envahissante, les sorties sur la plage et en boîte en compagnie de son cousin Tony, dragueur invétéré, et les histoires sentimentales de sa meilleure amie, la sulfureuse Ophélie. Timide et ayant un peu de mal à s'affirmer, Amin s'exprime surtout à travers la photographie, domaine auquel il consacre beaucoup d'intérêt.


A travers cette histoire, Abdellatif Kechiche a souhaité réaliser une sorte de film "auto-biographique". Amin, son héros, serait donc une sorte de double de fiction du cinéaste, comme pouvait déjà l'être Adèle, héroïne de son film précédent. Tout comme cette dernière et Kechiche lui-même, Amin est plutôt un artiste qui communique plus facilement avec les arts (le cinéma, la peinture et dans ce cas-ci la photographie) qu'avec ses semblables.
De fait, au vu de la multitude de corps féminins dénudées et d'une sensualité débordante qui passent autour de lui pendant près de 3 heures de films, il reste passif, ne couche jamais et serait donc une sorte de passeur et d'observateur ; sa relation avec sa meilleure amie Ophélie en est le meilleur exemple : lui qui écoute, sans jugement et sans aucune forme de moralisme, les histoires de tromperies et coucheries avec la plus grande attention. Ceci étant, bien que passif la plupart du temps, Amin finira par avoir du mal à dissimuler ses sentiments (amoureux ou sexuels, le film se voulant volontairement ambigu sur ce point-là) envers Ophélie.
Et c'est là que le film de Kechiche touche juste et fort. Plutôt que de se focaliser entièrement sur la personnalité de son personnage principal, le réalisateur préfère dresser un portrait réaliste, sensuel et débordant d'énergie d'une certaine jeunesse en pleine découverte de l'amour et de ses contrariétés, une génération en quête de liberté; ce qui fait donc du film une véritable ode à la sensualité et à l'amour libre, dont les nombreux "gros plans" et "plans serrés" sur les corps trempés d'eaux et les maillots de bains très moulants sont la parfaite métaphore.


Comme à son habitude, Kechiche a fait essentiellement appel à des comédiens amateurs et donc encore très peu connu, à l'exception notable d'Hafsia Herzi dans le rôle de la tante d'Amin et que Kechiche a révélé très jeune il y a 11 ans dans "La graine et le mulet". Ce qui confère donc d'avantage de naturel à son "ode à la jeunesse", long film-fleuve dans lequel, à l'instar des protagonistes on ne sent jamais le temps passer. Entre les sorties sur la plage, dans les bars et boîtes de nuit et les moments plus intimistes dans lequel le langage est roi, on ne sent absolument pas passer les 3 heures de cinéma pur et immersif.


A ce titre, "Mektoub my love" peut se voir comme le film le plus radical et le moins narratif de son auteur. Ne disposant pas de scénario classique, l'histoire proprement dite se substituant aux éléments filmiques cités ci-dessus, il est volontairement déconcertant, ce qui ne manquera pas de décontenancer les spectateurs plus habitués à un cinéma narratif classique.
Impression d'autant plus accentué que le réalisateur, en guise de réponse à la polémique de bas étage à propos des scènes de sexe jugées limite pornographiques de "La vie d'Adèle", ouvre son film sur une scène de coït des plus sulfureuses, à l'érotisme brûlant (on en restera là pour ne pas en dire trop). Certes, les scènes de sexe de Kechiche sont crues et très frontales, mais aussi (osons le dire) très agréables à regarder, dans le bon sens du terme. L'objectif du réalisateur est moins de choquer que de rendre compte (aussi bien dans "La vie d'Adèle" que dans "Mektoub my love") de la passion dévorante et charnelle que représente l'amour à travers la sexualité. Au contraire de son confrère américain Larry Clark, la vie sexuelle des jeunes selon Kechiche n'est ni glauque, ni dérangeante, mais au contraire flamboyante, audacieuse et passionnée.


De même, l'idée de se servir d'un personnage féminin sexy et débordant d'érotisme comme Ophélie pour illustrer la métaphore de la sexualité chez les jeunes est plus subtile qu'il n'y paraît.
Une fois encore, les gros plans sur le fessier de la jeune comédienne Ophélie Bau (interprète d'Ophélie, meilleure amie d'Amin), s'ils ne manquent ni d'audace ni de provocation, ne sont pas là dans le but d'assouvir les fantasmes de bon nombre de mâles mais au contraire pour symboliser l'appétit sexuel qui unit toute cette bande de jeunes qui comptent avant tout profiter de leurs vacances pour goûter au joies de l'amour et du sexe.


Là où ce nouveau film de Kechiche marque aussi un pas, c'est dans l'utilisation des dialogues. "Mektoub my love" est de loin le film le plus bavard de Kechiche. A cet égard, et de par les sujets de ses dialogues (l'amour, l'adultère, la drague, le couple), on ne peut s'empêcher de penser au cinéma d'un certain Eric Rohmer, en particulier "Pauline à la plage". De même, le fait que Kechiche ouvre son film par deux citations (l'une du Coran, l'autre des Evangiles) centrés sur l'amour n'est pas anodin et peut franchement se voir comme un hommage, un rien appuyé, aux films de Rohmer. Cela étant, en terme d'emprunts, "Mektoub my love" en reste là, Kechiche substituant aux hors-champs et aux silences des films de Rohmer des scènes de sexe intense, des gros plans de fessiers féminins et, en guise de B.O, une compilation des grands tubes de musique pop des années 70/80/90 (Sylvester, Dr Alban, Alain Bashung, Scott McKenzie).
En empruntant pour ensuite déboucher sur autre chose, Kechiche prouve qu'il est bel et bien un cinéaste capable d'innover, ne se contentant pas simplement d'imiter ses modèles (Marcel Carné, François Truffaut et dans ce cas-ci Eric Rohmer donc).


En continuant d'aborder les chroniques amoureuses qu'il avait déjà abordé dans "La vie d'Adèle", Abdellatif Kechiche signe un véritable film maelstrom en forme d'ode à la vie et à l'amour,avec ses joies et ses peines dans lequel tout le monde peut se reconnaître, parsemée ici et là de séquences à la poésie visuelle magnifique et à la puissance émotionnelle véritable et jamais sur-faite.


Qu'on l'adore ou qu'on le déteste, qu'il captive où qu'il agace, qu'il plaise ou qu'il dégoûte, "Mektoub my love" n'en reste pas moins un film fascinant en bien des points.
Peut-être pas le meilleur Kechiche mais un film à voir !

f_bruwier_hotmail_be
8

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Créée

le 10 mai 2018

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