Vingt-cinquième long métrage, dix-huit sélections à Cannes dont treize en compétition officielle, Ken Loach est le vétéran britannique du Festival de Cannes. On serait presque tenté de dire son doyen. C’est désormais une habitude pour lui que de venir défiler sur le tapis rouge et de présenter régulièrement son dernier-né. Alors quand il gagne sa seconde Palme d’Or – dix ans après Le Vent se Lève – c’est toute la profession qui salue sans doute l’un des derniers gestes de l’un des plus grands cinéastes européens et fer de lance du réalisme social, sous-genre initié par Roberto Rossellini (néoréalisme italien) dont la particularité est de traiter de sujets sociaux sous un angle semi-documentaire (la réalité réécrite mais traitée sous un format brut). Le prestige est là et Ken Loach a l’immense honneur d’être salué de son vivant. Mais derrière l’acte de bravoure et de dénonciation qu’exerce Ken Loach a chacun de ses films et particulièrement dans Moi, Daniel Blake, le réalisateur ne serait-il pas en train de faire preuve d’une facilité qu’on ne lui connaissait pas ? Comme appuyer un propos connu avec des facilités scénaristiques déplorables pour un cinéaste de son ampleur ? Car à la fin de la projection et malgré tout le respect porté à Ken Loach, c’est bel et bien ce que l’on est tenté de penser quand naît la désagréable sensation que le film semble s'efforcer par tous les moyens de convaincre son auditoire, essayant vainement de lui arracher les larmes pour le rallier à son discours. Un parti-pris exacerbé qui en devient gênant tant le cinéaste use de pathos et de situations faciles pour faire adhérer au destin – certes – empathique de ce – certes – sympathique Daniel Blake. Et au final une interrogation qu’on a honte de poser à haute voix tant Monsieur Ken Loach est un homme dévoué pour les causes sociales : Est-ce-que Moi, Daniel Blake est une immense mascarade ?


Fini donc le récit historique irlandais des années 1930 de Jimmy’s Hall et retour à ce qui fait la veine du cinéma loachien, le drame social. On retrouve ainsi sa patte, à ceci près qu’elle semble moins « documentaire » qu’à l’accoutumée. Il y a toujours les codes du réalisme social fidèles à Loach; à savoir la justesse de ses acteurs – inconnus, sauf Dave Johns, comique de stand-up – qui délivrent des performances touchantes, une mise en scène au plus près des corps, une humanité qui anime ses personnages ou cette analyse au scalpel de ce qui fait l’absurdité de l’administration et, plus globalement, de la société britannique. On retrouve donc le cinéaste dans ce qu’il fait de mieux et paradoxalement dans ce qu'il fait de pire, soit un manque total de prise de risque et un manque de renouvellement à travers un message qu’il délivre depuis trente ans. Si ce n’était que ça, on serait simplement tenté de dire qu’il s’agit d’un « Ken Loach mineur » dont l’efficacité n’est cependant pas à renier. Pourquoi reprocher à un cinéaste de suivre la voie qui a toujours été la sienne et pour laquelle il s’est toujours battu ? Non, là où le bât blesse, c’est dans la paresse de ce cinéma devenu tellement prévisible qu’il en devient paradoxal. Moi, Daniel Blake n’est juste que l’un des plus mauvais films de Ken Loach, tant il se repose sans remords sur des schémas narratifs éculés, des personnages manichéens sans nuances, des situations apitoyantes, un regard actuel sur la société lourd et passif (la technologie qui laisse en bord de route les vieilles générations) et un dénouement tout ce qu’il y a de plus simpliste.



Moi, Daniel Blake est un film aussi paresseux que simpliste qui ne rend pas du tout hommage à l’immense cinéaste qu’a été Ken Loach.



On suit donc avec une prévisibilité insupportable les pérégrinations de ce menuisier tout ce qu’il y a de plus touchant et propre sur soi, en prise avec les labyrinthiques démarches administratives, ainsi que sa rencontre avec une jeune mère célibataire qu’il va tenter de sortir de sa situation misérable. Dès lors, tout y passe ; de l’impossibilité de trouver une solution à ses problèmes, en passant par la relation naissante et profonde entre deux âmes esseulées dont la relation va se détériorer jusqu’à l’explosion d’un homme qui ne supporte plus le mépris d’une administration qui le considère comme un moins-que-rien. Tout ça est effectivement très touchant mais Ken Loach use tellement de grosses ficelles pour nous faire adhérer à ce pathos dégoulinant à ras-bord que le film en devient irritable. Moi, Daniel Blake semble être un conte de fées (brut) où les gentils s’opposent aux méchants. Ni plus, ni moins. Un manichéisme insupportable qui empêche toute subtilité et enterre définitivement le film, et par la même occasion le prestige d’un jury cannois qui s’est laissé piéger par la simplicité maladive du film. Avec sa manière de manier les grosses ficelles pour la cause, on est loin, très loin, de la force implacable et bouleversante d’un Sweet Sixteen, d’un My Name is Joe ou plus loin encore d’un Kes. Ce qui aurait pu être un baroud d’honneur respectable ne devient qu’un éprouvant et démagogue film loachien. C’est au chant du cygne qu’on reconnaît les immenses cinéastes. A 80 ans, et avec tout le respect et la fascination éprouvé à l’égard du cinéaste britannique révolté, on espère que Moi, Daniel Blake ne sera pas son dernier film car il sonnerait comme une terrible conclusion à une filmographie brillante et jusque là-sans faute.


La critique toute aussi corrosive sur CSM.

Softon
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le 24 oct. 2016

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Kévin List

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