Attention, je suis sur le point de vous divulgâcher très salement, sans balise spoiler (il faudrait quasiment en mettre sur l'intégralité du texte), le dernier James Bond. Pour UNE FOIS qu’il y a bien quelque chose d’à peu près surprenant et d’inattendu à révéler dans l’intrigue d’un film de 007, ce serait quand même ballot de se faire bêtement spoiler.


C’est l’heure du bilan. Le robuste Daniel Craig achève enfin son run en tant qu’agent secret de la perfide Albion, à son grand soulagement je pense — chouchou commençait sérieusement à en avoir marre. Bravo champion, une quinzaine d’années en activité, tu as largement battu le record absolu de longévité détenu jusque là par notre creepy papy favori Roger Moore. Un long mais aussi un bien curieux parcours qui se présente plus ou moins sous la forme d’un plan de carrière évolutif : d’abord « jeune » rookie décérébré, puis à partir de Skyfall, et sans la moindre petite transition, « vieux » pré-retraité sur le déclin... Au final, le Bond de Craig, c’est quoi, comme on dit sur Arte ? Hé bien c’est un gros bourrin qui a quasiment tout foiré. Maladresses, erreurs de jugement, gâchette facile, cet espion un peu trop bas-du-front a laissé mourir la quasi-totalité de ses proches, amours, amis et collègues. À la limite, pourquoi pas. C’est un peu l’anti-thèse de presque toutes les précédentes incarnations du personnage, mais après un demi-siècle d’existence, il fallait bien trouver quelque chose de neuf à raconter. Comme je suis plutôt ouvert d’esprit, je vous accorde le droit de ne pas raffoler de cette révision plus irrévérencieuse du personnage créé par Ian Fleming. Mais reconnaissons au moins qu’elle a le mérite de reposer sur une proposition à peu près cohérente et constante, appliquée tant bien que mal sur cinq opus consécutifs… malgré l’incapacité atavique de la franchise de maintenir un cap au-delà d’un seul et unique film sans finir par s’éparpiller ou repartir soudainement sur une direction totalement opposée, comme une girouette.


On a un peu tendance à l’oublier, mais les films de Sean Connery, de Docteur No à On ne vit que deux fois, suivent déjà un fil rouge narratif qui les relie entre eux. À l’exception de Goldfinger, qui interrompt momentanément le jeu du chat et de la souris entre Bond et Blofeld. La véritable coupure n’intervient qu’à partir du tragique Au Service secret de sa majesté, épisode dans lequel 007, incarné par cette grande asperge de George Lazenby, n’hésitait pas à dévoiler une facette plus fragile de sa personnalité, face au meurtre de sa jeune épouse. Trop déroutante pour le public de l’époque, la thématique intimiste d’Au Service secret irrigue pourtant toute la filmo bondienne de Daniel Craig, lui permet de développer sa propre particularité, de Casino Royale (le trauma originel provoqué par la trahison et la mort de Vesper Lynd) à son ultime épisode. On retrouve d’ailleurs, à plusieurs reprises, dans le soundtrack de Mourir peut attendre, des rappels du thème principal et de la chanson We Have All the Time In the World tirés de la bande originale d’Au Service Secret. Ces références musicales lourdement appuyées servent indiscutablement de note d’intention, et annoncent la conclusion « surprise » de cet opus. Puisqu’à la fin de Mourir peut attendre, c’est littéralement (et symboliquement) James Bond qu’on assassine.


Tuer James pour de Bond ne constitue d’ailleurs pas la seule « audace » scénaristique de cet épisode, qui pratique joyeusement la politique de la terre brûlée en massacrant une partie non négligeable des figures récurrentes de la saga. Avant de bouffer les pissenlits par la racine, James Bond apprend que son matricule fétiche a été attribué à une jeune femme noire, la très badass Lashana Lynch, un concept malheureusement sous-exploité, la nouvelle 007 n’étant au final pas grand chose de plus qu’une Bond girl à peine plus proactive que les précédentes. Plus radical, notre éternel bachelor découvre aux deux tiers du film qu’il est papa d’une jolie petite fille toute mignonne. On imagine sans trop de peine les fans hardcore de la série frôler la crise d’apoplexie en visualisant leur James Bond préféré en train de préparer des Frosties® de Kellogg's™ pour sa progéniture, ou de chercher un doudou baveux tombé sous le canapé. Les producteurs ne sont tout de même pas allés jusqu’à prendre le risque de lui demander de changer des couches ou d’aider sa môme à faire popo sur le pot, ça aurait probablement fait exploser tout le YouTube game de la « critique » ciné mascu.


Comme tous les Bond qui l’ont précédé, Mourir peut attendre n’échappe en effet ni aux préoccupations de son époque — ce n’est pas parce qu’on est un assassin sans pitié à la solde de notre belle démocratie occidentale qu’on doit laisser toute la charge mentale à madame —, ni aux modes cinématographiques du moment, y compris les plus fâcheuses. À l’instar de tous les blockbusters actuels, le film, par ailleurs plutôt bien mis en boîte par Cary Joji Fukunaga, réalisateur doué de la première saison de True Detective, est évidemment beaucoup trop long. Presque. Trois. Heures. Et tout ça pour quoi ? Une (excellente) séquence pré-générique de vingt minutes en deux parties distinctes, deux super-vilains (pas tip-top), trois Bond girls (dont la fabuleuse Ana de Armas qui détourne délicieusement le trope de la Bond Girl nunuche au cours d’une scène d’anthologie). Et un inévitable climax final hyper-spectaculaire qui vient se greffer sur une intrigue pourtant déjà quasiment bouclée, en trouvant au passage de nouvelles motivations assez brumeuses au vengeur masqué interprété sans grande conviction par Rami Malek, alors que ce dernier était parvenu à atteindre son objectif de supprimer le bad guy du film précédent.


Brouillonne et peu passionnante, cette séquence à rallonge ultra-classique dans le gigantesque repaire du super-méchant vient légèrement gâcher la bonne impression que nous a laissée le film jusqu'à son dernier tiers. Je suspecte par ailleurs ce final de n'avoir quasiment qu'une fonction extradiégétique : se débarrasser de Bond-Craig sans donner l'espoir au spectateur qu’il puisse avoir la moindre chance de s'en sortir. Littéralement atomisé par des gros missiles lancés par son propre camp, 007 disparaît en une fraction de seconde derrière un écran de fumée, sans beaucoup plus de cérémonial. On aimerait bien pouvoir dire qu’on a été profondément touché par cet étrange suicide sacrificiel. Oui mais voilà, et c'est d'ailleurs annoncé à la fin du générique : on sait très bien que la poule aux œufs d'or reviendra tôt ou tard, sous une nouvelle représentation, à la fois toujours à peu près la même, et plus ou moins conforme aux idéologies modernes, selon le sens du vent. Difficile, du coup, de s’esbaudir devant tant de « bravoure », devant ce qui reste une fausse bonne idée qui sera forcément désamorcée dès l’épisode suivant, après le casting d’un·e nouveau·elle acteur·rice.


Dans ses derniers films, le poids des années se faisait de plus en plus sentir sur le visage bouffi de Daniel Craig, un James Bond endeuillé, alcoolo, et de plus en plus seul, qui n’aspirait plus qu’à pouvoir pêcher à la ligne, et profiter du soleil jamaïcain, à l’image de son créateur. Tant qu’à vouloir pousser la relecture sentimentale et humaine de James Bond dans ses derniers retranchements, tant qu'à boucler définitivement la boucle entamée avec Casino Royale, j’aurais préféré, à la limite, que les scénaristes lui trouvent une porte de sortie un peu plus iconoclaste que cette mort après tout assez prévisible, et, in fine, probablement plus émouvante : laisser le personnage prendre sa retraite, vivre jusqu’au bout sa love story (même si peu crédible) avec Léa Seydoux, et jouer les papas poules avec sa marmaille. Une conclusion pour le Bond-Craig presque toute aussi définitive, mais qui laissait la possibilité à la série de se poursuivre sur une inévitable reconfiguration future de la figure bondienne. Pour pouvoir relancer plus facilement un énième reboot, ou tout simplement pour reprendre les choses telles qu’elles étaient restées à la fin de la période Pierce Brosnan, EON Productions a préféré faire table rase du règne de Daniel Craig, et, qu’en dehors de deux-trois personnages secondaires aisément remplaçables, il n’en reste presque plus aucune trace. Ou pour paraphraser Ian Fleming lorsqu'on l'interrogeait sur ce que représentait pour lui la fortune et la célébrité : « Ashes, dear boy, ashes »…

Tonton_Paso
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le 18 oct. 2021

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