Ce n'est qu'après visionnage que le sentiment de frustration du spectateur atteint son stade le plus élevé. L'émulsion intellectuelle constitue cette latence où Night on earth refait sa séance dans les esprits embrumés. Source de plaisir, les photogrammes mémorisés défilent désormais accompagnés de souvenirs presque affabulés. Segmenté, conceptuel, le pivot filmographique de Jim Jarmusch se love dans un idéal de cinéma singulier, celui de l'errance, de la découverte d'autrui et de la désinvolture avouée avec, néanmoins, ce parfum de trop peu...


De l'aveu de l'auteur de ces lignes, le réalisateur de Dead Man n'a pas toujours affiché une force créatrice concrète. En dehors de l'essai perfectible Permanent Vacation - les spectres du Vietnam et le constat amer de l'immigration mexicaine en terre américaine - , les ballades de* Down by Law* et Stranger than paradise induisent le sentiment d'un cinéma à l'état liquide vaguement décontracté et plus soucieux de mettre en place un nouveau courant artistique sur la scène indé. Même aveu d'impuissance pour la somme des tableaux "coolement" paresseuse de* Coffe & Cigarettes* sorti quelques années plus tard avec ce sentiment de culte rapidement consommable sans jouissance rétroactive. Puisqu'il s'agit d'un pivot et d'une concrétisation de l'Art "Jarmuschien", Night on earth adopte la solution dialectique des oeuvres précitées en continuant de forger les écrits et l'effort graphique afin de les modeler en une matière noble et persistante.


La beauté formelle du premier segment fait incontestablement la loi parmi les autres. Est-ce l'effet de surprise imposé par la dynamique des cadres shootés au crépuscule, l'échange entre deux classes sociales aux antipodes de leurs préoccupations quotidiennes et professionnelles respectives ou l'attraction physique exercée par Gena Rowlands ? Le melting-pot des émotions et la grâce de la nuit bleutée accompagnent le spectateur au-delà du périmètre artistique auquel Jarmusch nous avait habitué. Ici, la couleur fait corps avec le mouvement en opposition avec le noir et blanc statique des intérieurs/extérieurs des premières œuvres. Le taxi de Winona Ryder s'enfonçant dans la nuit épouse les angles des rues de Los Angeles précipitant ces deux occupantes - ainsi que le spectateur - dans une attente de climax qui n'aura finalement jamais lieu... L'étoffe du métrage réside dans sa frustration du sensationnel éliminant au passage l'écriture sinusoïdale - ce que *Mistery train *cultivait deux ans auparavant avec une certaine ambition - pour se couler dans la simplicité de l'échange entre étrangers. Ryder clope au bec et cambouis sur le visage n'a rien d'autre à offrir que sa simplicité et sa conduite professionnelle à Rowlands dont le tailleur chic et les bonnes manières tiennent à distance quiconque tenterait une approche. Dans l'habitacle du taxi se (re)joue Cendrillon avec au volant une souillon au franc-parler et une fée armée d'un attaché-case en guise de baguette magique. La jeune fille du peuple refusera le carrosse d'or et les chevaux blancs afin de conserver son statut pour mener à bien son projet personnel (celui de mécanicienne) au grand dam de son interlocutrice directrice de castings et rester ainsi dans l'anonymat le plus complet. Derrière cette tranche de vie, la possibilité d'un projet à mener à bien, une association improbable, une rencontre fortuite mais également le refus que l'on attendait nullement en guise de pirouette scénaristique.


Focalisé sur les horloges indiquant chacune une ville dans un fuseau horaire différent, Jarmusch s'emploie à tendre ce fil invisible entre les êtres. Les hommes reliés par la magie de l'ellipse - la téléportation Cinéma - et de l'omniscience du point de vue de l'auteur sur ses créations fait état du questionnement de notre condition sociale, de notre but philosophique et notre complémentarité envers autrui. La rugosité du troisième segment mettant en scène un conducteur de taxi parisien d'origine ivoirienne (Isaach de Bankole) subir le racisme ordinaire de la part de deux diplomates noir africains vient briser le feel good du volume précédent voyant une rencontre heureuse entre un citoyen immigré Est Allemand (Armin Mueller-Stahl) et un New-Yorkais afro-américain**(Giancarlo Gianini).** Chacune des parties - la vieille RDA et le citoyen afro de la Big Apple - acceptant, ici, la différence culturelle de l'autre par voie humoristique. La chute du Mur de Berlin survenu deux ans plus tôt résonne encore dans les têtes et la main tendue de *Yo-Yo *envers le vieil allemand et vice-versa ouvre la perspective d'un monde nouveau lavé de son passé de guerre. La simple course (l'unité de temps) et l'intérieur du véhicule (l'unité de lieu) deviennent le réceptacle de tous les clichés sociaux passés au tamis de la bienveillance et de la maladresse. Night on earth aurait pu tout aussi bien refermer ses portes sur les problèmes de "d'incompatibilité humaine" véritable barrière au langage verbal mais aussi corporel incarnée par un dernier acte très éloquent sur la mésentente entre une aveugle **(Béatrice Dalle) **et notre taxi ivoirien et sceller, ainsi, la thématique de l'imperfection sociétale. En effet, qui de la couleur de peau ou de la cécité mérite le monopole du coeur ?


À cette note d'intention sociale et anthropologique, Jarmusch préfère y adjoindre deux courts supplémentaires "aux couleurs émotionnelles" moins nuancées. En fin de parcours, le métrage se constitue disgracieusement de deux orientations bien distinctes l'une de l'autre ne rendant étrangement hommage ni aux capitales dont les portraits sont quasi absents (Rome/Helsinki) ni aux comédiens étouffés par des rôles étriqués. D'un côté, Roberto Benigni adepte de la logorrhée verbale provoque une attaque à un Prêtre du Vatican après un monologue d'une grossièreté éprouvante. De l'autre Matti Pellonpàà, acteur récurrent chez Aki Kaurismaki employé, ici, dans une veine semblable à celle du cinéaste finlandais à mi-chemin entre le mélo et la poésie caricaturale du cinéma scandinave. L'humour et la tristesse, identique à une réaction épidermique au feu et à la glace clos le corpus Jarmuschien dans un élan artistiquement ordinaire loin de l'analyse douce-amère des préliminaires. Une manière, peut-être, de rappeler au spectateur que les sentiments bruts valent tout autant qu'un long discours.

Star-Lord09
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le 7 sept. 2023

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