Écumant de rage
Nadav Lapid a déjà illustré son peu de goût quant à l'évolution de la société israélienne et de la politique de son Gouvernement dans ses films précédents. Mais après le 7 octobre, Oui raconte un...
le 4 juil. 2025
16 j'aime
2
N’en déplaise à nos amis normands fervents adeptes de l’équivoque et de l’ambiguïté. Que cela agrée ou non aux esprits versatiles macroniens adeptes du fameux « en même temps ».
Un « Oui » est un cri. Une posture. Une direction. Une ligne droite.
L’actualité mondiale ces dernières décennies n’ayant pas été avare en sujet polarisants et électriques : les films « politiques » font, cette année, encore une fois flores.
Face à la litanie des « Jean Moulin à vents » qui se dressent toujours pour dire « NON » : le film de Nadav Lapid avance à rebrousse-poil. Il démange, il gratte, il griffe. Le sujet est d’amblée brulant : Israël.
Depuis le 7 Octobre 2023, les regards se sont à nouveaux braqués vers l’orient et lui font face. Faire face ? Ce n’est, à priori, pas le dispositif que souhaite adopter le métrage. Ici, le film ne cherche pas la consensualité accusatrice. Plus intéressant encore, il permet d’opérer un glissement. Nous ne sommes pas du côté du doigt accusateur dans sa posture rassurante et bien-pensante. Envers et contre tout, le film nous met face à ce doigt.
Refusant une approche dogmatique, il y a une véritable foi dans la capacité de la fiction à révéler. Il émane de ce « OUI » dans son approche radical mais complexe une volonté de secouer, non de séduire. Par cette approche, le film est irrécupérable. Non parce qu’il est irrévérencieux (bien qu’il le soit aussi) mais parce qu’il n’impose rien et ce flou qu’il incarne pose plus de questions troubles qu’il ne donne de réponses clairs.
Victor Hugo écrivait que « la forme c’est le fond qui remonte à la surface », pas de doute ici : son fond politique c’est sa forme. C’est un « OUI » chaotique et désagréable dont il se targue d’être mais un « OUI ».
Ce « Oui », est incarné par un couple de saltimbanques, Y. et Jasmine, dont les fêtes luxuriantes et les danses effrénées ponctuent leurs quotidiens fiévreux.
Tous deux nous aspirent dans leur tourbillon incandescent au cœur des nuits enflammées de la haute société israélienne. Cette vitalité ostentatoire est de l’énergie brut. Cet élan vital qu’ils promènent avec eux n’est rien moins que le miroir de cette adhésion tacite (consentie ou inconsciente) qu’ils offrent aux puissances en place.
Derrière ce masque de carnaval mondain, le film révèle l’éclatante émancipation de ses deux figures centrales au sein d’un système qui les soustrait pourtant à leur propre aliénation. Leurs aspirations ? Leurs désirs ? Servir. Dire « Oui ».
Y. et Jasmine évoluent sur la ligne de crête entre l’intime et le spectaculaire, l’individuel et le collectif, brouillant jusqu’à l’illusion les frontières entre ces pôles supposément irréconciliables.
Leurs corps désarticulés, convulsifs, électrisés deviennent autant d’instruments d’expressivité et de dérèglement, tout aussi affranchis et virtuoses lorsqu’ils s’animent sur Las Ketchup, dans l’espace clos de leur appartement, que lorsqu’ils embrasent la réception mondaine de la scène inaugurale du film sur les pulsations de Be My Lover.
L’inconditionnalité de cette fuite en avant conduit même Y. à accepter de mettre en musique un chant patriotique appelant à bombarder Gaza.
Par ce biais, le film accouche d’un personnage principal complexe qui dans son affranchissement (ou sa soumission) pousse sa vitalité jusqu’au mortifère.
Précisément, c’est par l’ouverture de ces failles et dans ses ruptures de tons que le film fait son creuset. A l’intérieur de celui-ci, le flux ininterrompu d’ivresse vitale se heurte à l’immédiate proximité avec la mort. Le film bégaye et résonne d’autant plus intimement avec les enjeux sociaux et politiques contemporains.
Ainsi, lorsqu’une notification jaillit sur un téléphone, annonçant froidement les morts d’un bombardement, elle vient lacérer le voile de l’insouciance ; mais ce sursaut de réel, loin de ramener pleinement à la conscience, s’efface aussitôt, absorbé par la surface lisse de l’écran, comme si la mort elle-même, dans sa proximité, devenait abstraction. C’est là, que le film nous cogne. Cette violence distancié et soustraite par le personnage d’Y. retrouve alors son incarnation dans cet outil symbolique qu’offre le cinéma et dont Nadav Lapid se fait le puissant artisan.
En pyromane, Nadav Lapid, attrape les deux bouts moralistes antinomique « pro » et « anti » pour les faire se rencontrer violemment. De cette rencontre fulgurante naît une opacité féconde : la lisibilité vacille, la perception se brouille, devient poreuse. Le film cultive cette confusion, il en fait une matière, un langage. Il l’incarne, la performe, la violente. Il cogne ! Parfois juste, parfois à côté, mais toujours avec fracas. L’expérience est sensible et physique. Cette brutalité, le film l’incarne visuellement. Les images s’adossent en surimpressions (à l’image notamment de cette magnifique scène de visage rouge sur l’eau azur). Les musiques s’entremêlent et s’affrontent (comme dans la scène inaugurale et bestiale du film). Le montage procède parfois par soubresauts : les coupes y sont parfois abruptes, déroutantes (l’apparition du titre du film en est un coup de poing). Des effets spéciaux surgissent à contretemps, venant troubler le naturalisme apparent d’une scène. Le quatrième mur se fissure, parfois s’effondre. La caméra elle-même est mise à l’épreuve : elle vacille, tourbillonne, se cabre jusqu’à faire de l’image une pure abstraction, un chaos formel en mouvement.
Au lieu de lisser ses contradictions et ses outils : le film les exhibe. Les scènes sont des arènes où éclatent les conventions et où s’affrontent les systèmes.
Et pourtant… malgré la virulence critique du film, qui met à nu un système réfutant de reconnaître sa propre faillite morale, Lapid ne se résout pas à jeter « l’enfant Israël » avec l’eau sale du bain.
Il y a là, sous la rage, quelque chose de tendre, de tenace et encore une fois d’ambiguë pour ce pays dont il ne cesse pourtant de mettre en lumière le poison qu’il diffuse. Lien conflictuel, certes, mais terriblement profond. Sensiblement humain et peut-être même amoureux.
Le métrage nous montre que le ver est déjà dans le fruit. Israël est rongé de l’intérieur. Cette tumeur grandissante, ne s’ignore et ne s’aggrave qu’uniquement parce qu’elle est collective et consenti. Ce « Oui » est un acquiescement éclatant autant qu’un cri muet face à ce pays qui exalte pourtant de beauté et dont on ressent l’amour profond que ressent le réalisateur à son égard.
Politiquement, le film se situe dans une zone ambiguë, à la fois critique et introspective, où Nadav Lapid ne se pose pas en idéologue. Il se pose en cinéaste: en artiste radical. Il frappe fort, parfois à côté mais comment lui en vouloir ? On ne peut guère être totalement incendiaire sans subir quelques retours de flammes ?
Non ?
Cet utilisateur l'a également ajouté à sa liste Films vus au cinéma en 2025
Créée
le 24 sept. 2025
Critique lue 22 fois
2 j'aime
Nadav Lapid a déjà illustré son peu de goût quant à l'évolution de la société israélienne et de la politique de son Gouvernement dans ses films précédents. Mais après le 7 octobre, Oui raconte un...
le 4 juil. 2025
16 j'aime
2
Si Nadav Lapid, en témoignent ses films précédents, a toujours entretenu avec son pays des relations pour le moins conflictuelles, les attaques du 07 octobre 2023, et plus particulièrement la...
Par
le 16 sept. 2025
12 j'aime
4
Oui (traduction littérale du "ken" hébraïque) est un film chaotique. Mais commençons directement par ce qu'il n'est pas : un film polémique. Présenté comme un brûlot à la limite de l'antisionisme,...
Par
le 22 sept. 2025
10 j'aime
2
N’en déplaise à nos amis normands fervents adeptes de l’équivoque et de l’ambiguïté. Que cela agrée ou non aux esprits versatiles macroniens adeptes du fameux « en même temps ». Un « Oui » est un...
Par
le 24 sept. 2025
2 j'aime
A l’heure de l’ubérisation de la société, offrir sa vie à la technologie et au travail sonne comme la litanie claustrophobe et plaintive des victimes d’un capitalisme outrancier. Donner sa vie ...
Par
le 16 mars 2025
2 j'aime