Pitfall
6.9
Pitfall

Film de André De Toth (1948)

"Can't let women interfere with business"

Il est des talents qui ont besoin de peu pour s'exprimer, transfigurant sans peine les codes préétablis, marquant de leur empreinte le moindre matériau, même le plus basique, le plus insignifiant ou le plus trivial. Ainsi, se moquant des a priori ou des étiquettes, André de Toth aborde le film noir comme le western ou le film de guerre : en traquant le conventionnel au profit du singulier, en se détournant des facilités d'usage pour tendre vers la finesse et l’ambiguïté, en modifiant le formatage réglementé avec de véritables ambitions cinématographiques... Ce n'est ni grandiose ni révolutionnaire, c'est simplement remarquable et bigrement savoureux !

Avec son intrigue centrée sur une sombre machination, ses personnages mesquins ou torturés et sa petite ambiance anxiogène, Pitfall a tout du film noir, classique et calibré. L'originalité va intervenir avec ces enjeux qui vont se déplacer sur le terrain de l'intime, focalisant l'attention sur la crise de conscience de son principal protagoniste, mettant en relief ses turpitudes, questionnant sa morale... Le sensationnalisme, le spectaculaire et même le pittoresque propre au genre vont être négligés, voire abandonnés, au profit d'un véritable développement des personnages et d'une réelle intensité psychologique.

Avec malice, André de Toth joue sur les attentes de son spectateur afin de mieux le surprendre : au fur et à mesure que le récit se déroule, on croit déceler les lieux communs (manipulation, triangle amoureux) et les principales figures récurrentes (le gentil citoyen, le détective blasé, la femme fatale). Pourtant, progressivement, les traits s'affinent, les archétypes s'effacent, mettant en relief les aspérités de chacun, révélant des personnalités dans toute leur complexité.

Ainsi Forbes, l'Américain moyen, n'a rien de la simple victime à la merci d'une vile tentatrice. Il est, au contraire, perçu dans toute son ambivalence en étant aussi bien mari aimant et père de famille qu'un pauvre bougre souffrant de la morosité de son quotidien. Loin d'être soumis aux événements, il va entretenir le trouble dans le simple but de pimenter son existence. De même, Mona s'éloigne rapidement de la représentation que l'on a de la femme fatale en cherchant moins à détruire l'autre qu'à façonner son propre bonheur. Ce perpétuel jeu sur les nuances permet à Pitfall d'éviter le manichéisme tout en instillant constamment le doute dans l'esprit du spectateur : en étant, tour à tour, victime et bourreau, innocent et coupable, les personnages ne font qu'interroger nos représentations du bien et du mal, notre interprétation de la morale.

C'est là où de Toth fait fort, en détournant ainsi l'intrigue sur la question de l'adultère, il fait porter tout le suspense sur le devenir du couple, interpellant par la même occasion le spectateur américain sur son propre modèle de vie. Sans chercher à apporter une quelconque réponse, privilégiant d'ailleurs la fin équivoque à l'happy end, l'illustre borgne va conduire son propos avec une grande finesse, troublant la représentation de la famille moyenne dès l'introduction (avec cette routine mécanique et désinvestie), soulignant avec parcimonie les états d'âme par le biais du montage ou de la musique. Une performance qui se trouve d'ailleurs joliment complétée par le jeu tout en nuances du trio vedette (Dick Powell, Lizabeth Scott et Raymond Burr). Si on peut regretter une atmosphère film noir un peu négligée (N&B, milieu urbain), on appréciera un film qui sait se démarquer en privilégiant l'intime, en faisant la part belle à ses personnages et à leur ambiguïté.

Procol-Harum
7
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le 9 août 2023

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8 j'aime

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