Elles sont là, à moitié cachées derrière leurs rideaux, les commères de cette petite ville de province où l’AUTRE est passionnément épié , glosé, moqué : une première image qui donne le ton et plante le décor en ces années 1900.


Ombres chinoises se détachant sur le mur, le chapeau plat du curé salue l’imposant couvre-chef à fleurs de la bigote, dont la bouche, mue semble -t-il par un ressort perpétuel , s’ouvre et se ferme à un rythme d’enfer.


Pas de deux dans le village pour madame Lepic et son abbé que suivent des dizaines d’yeux à l’affût, pipelettes obséquieuses à la langue acérée, cancanant à qui mieux mieux sous l’œil implacable de la caméra, laquelle filme en gros plans saisissants leurs faces avides, dévorées par la curiosité.


Et contrastant avec cette effervescence potinière, le calme serein et la pureté lumineuse des Hautes Alpes où se déroule le récit, une liberté assumée par Duvivier pour donner plus de relief, selon lui, à ce huis-clos familial sombre et confiné.


Après la lumière éblouissante de l’extérieur, c’est dans la pénombre d’une grande pièce que l’on découvre la silhouette massive de monsieur Lepic , cheveu gris en bataille et longue barbe faunesque, tirant sur sa pipe avec détermination, tandis qu’il flatte de la main, d’un air absent, le chien de chasse couché à ses pieds.


On sent qu’il ne fait pas bon le perturber dans ses habitudes, troubler sa relative quiétude, la solitude qu’il s’est choisie pour échapper à une épouse revêche et brutale dont la médisance l’insupporte au plus haut point.


Sa chère paix il peut lui dire adieu : madame Lepic est de retour !
Elle est là, en bas, colportant ses ragots ! La voix aigre perce le silence bienfaisant de son repaire et monte jusqu’à lui, dont l’exaspération le dispute à un mépris railleur, quand, goguenard, il aperçoit par la fente du volet, le « bon » curé opiner du chef.


Une colère rentrée qui le fait pester intérieurement contre l’intruse et ses jérémiades : mari excédé mais surtout résigné, enfermé dans sa bulle de silence, indifférent à tout, même à ses trois enfants, dont François, 12 ans, est le benjamin.


Rejeton non désiré, symbole de la mésentente du couple alors à son paroxysme, l’enfant devient vite la victime expiatoire d’une mère qui lui fait payer cher ses déboires conjugaux, le surnommant avec une joie mauvaise Poil de carotte, en raison de « l’infamante » couleur de ses cheveux et des taches de rousseur qui constellent son visage.


L’amour d’une mère, l’a-t-il jamais connu ? Du haut de sa frustration, le jeune garçon, « petite bête sauvage et instinctive » ne peut s’empêcher d’envier ses deux aînés, Félix le fainéant et Ernestine la sournoise, chéris l’un et l’autre par celle que leur cadet n’appelle plus que madame Lepic.


Au collège, affalé sur son pupitre, fourrageant dans son nez comme pour trouver l’inspiration, il s’absorbe dans les caractères inscrits au tableau :
« Dites ce que vous pensez de la famille »
Quoique tracée en lettres malhabiles, la réponse ne se fait pas attendre :
« La famille est la réunion sous un même toit, de plusieurs personnes qui ne peuvent pas se sentir».


Expérience personnelle et traumatisante, la seule qu’il connaisse, et c’est d’abord sa mère qui s’impose à son esprit en des visions cauchemardesques : visage haineux de sa génitrice tournoyant autour de lui, quolibets de son frère et de sa sœur toujours prêts à se moquer, père absent pris par ses parties de chasse avec son chien…


Toute l’angoisse intérieure du jeune garçon resurgit à cette évocation, un désarroi que Duvivier a magnifiquement rendu en des superpositions d’images obsessionnelles.


Et ce jeu de surimpression, plan spectaculaire de mère acariâtre multipliée au-dessus de Poil de carotte, on le retrouve dans l’une des scènes les plus marquantes du film, de celles qui font vibrer d’indignation, émeuvent et bouleversent l’enfant qui est en nous, saisi par tant de cruauté, scène capitale s’il en est : le vase de nuit !


Que l’on se représente plutôt la mère, virago moustachue juchée sur la rampe d’escalier, épiant le moment propice pour prendre son fils en flagrant délit de soulagement urinaire, l’ayant privé toute la nuit du fameux vase et allant constater les « dégâts » avec jubilation, avant de remettre en place, ni vu ni connu, l’objet du délit.


Le manque total d’amour et l’injustice ou comment faire d’un enfant brimé et humilié au quotidien un garçon menteur, violent, voire cruel, c’est aussi ce qu’il ressort de ce récit dramatique, heureusement illuminé par quelques plages d’humour et de dérision, apanage de la jeunesse et saine réaction du héros qui ne s’apitoie jamais sur son sort.


Jules Renard, dans son roman en partie autobiographique, l’avait voulu ainsi, mettant volontairement un peu de distance avec son « infortune » , voire un certain cynisme, ce qui permet de préserver toute la fraîcheur et l’innocence du personnage, incarné avec un vrai talent par André Heuzé.


Le réalisateur, lui, en adaptant une première fois cette œuvre, n’a pas dérogé à l’âpreté et la noirceur, sa « marque de fabrique » durant quarante ans :
un muet au style déjà très affirmé, restauré en 2007 dans un Noir et Blanc somptueux, dont on garde en mémoire le plan final, parce qu’il est beau, apaisé et suprêmement émouvant.

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le 10 déc. 2021

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Aurea

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